Traduire l’intermédial, recréer la synesthésie: premier journal de studio.

Premier journal de studio accompagnant le projet de la traduction d’une œuvre du Flying Words Project vers une installation immersive en réalité virtuelle[1]

Traduire implique au-delà du passage ou du transfert d’une langue en une autre ou d’un lieu en un autre, la vie aux frontières et l’accueil ou l’asile de l’œuvre, des humains, avec une partie de leurs contextes, dans un nouvel environnement. Cet asile crée à son tour un ou plusieurs nouveaux entourages qui se traversent et coexistent[2]. Rada Ivecović

À qui s’interroge sur les enjeux soulevés par la traduction de la performance, la création narrative en langue des signes apparaît comme un objet synthétique fascinant[3]. Une création narrative en langue des signes, de quelque genre qu’elle soit, est d’emblée performée. Ce sont des langues à la fois visuelle, spatiale et du corps. Les œuvres de création qui en émergent participent de la grande famille des arts vivants, portée par des artistes de la scène. D’emblée, elles déplacent les préoccupations formées sur le fil de l’histoire de la relation entre l’écrit et l’oral. Pour saisir à toute vitesse une des dimensions soulevées par le décalage, la performance chez les langues des signes n’est pas une reconquête du corps pour une littérature médiée par des signes graphiques, c’est plutôt la route inverse. Langue du corps en mouvement, c’est la question de la reproduction qui intrigue. Avec la facilité grandissante de manier à moindres coûts des productions vidéographiques, on voit surgir de plus en plus fréquemment des captations de performance ou des œuvres créées directement pour l’écran. Le médium se présente comme la voie privilégiée de publication et de diffusion à large échelle des œuvres. Une imprimerie, en somme. Une imprimerie qui n’est cependant pas qu’un outil de diffusion et de reproduction, mais un nouveau matériau ouvrant mille pistes d’expérimentations possibles, et qui pourrait potentiellement dégager quelques éléments de réponses à des questions.

Rassemblé·e·s ici autour de la question de la traduction de la performance, qu’on s’intéresse aux relations entre deux langues vocales ou entre une langue vocale et une langue des signes, on se posera certains problèmes similaires. J’énumère ici certains des plus élémentaires : traduisons-nous simultanément ou successivement ? Comment mettre en espace la relation entre source et cible ? La source peut-elle se transformer ? Se mélanger avec la cible ? Que cette dyade se fonde ? De façon élémentaire également, comme elles rapprochent des collectivités, ces questions portent une charge politique. L’enjeu sera variable selon les contextes et selon le positionnement idéologique de qui les manie et la question devient : pourquoi traduire ?

Traduire la performance lorsqu’on s’intéresse à la création dans les langues des signes est un problème inévitablement politique parce que s’y joue l’histoire d’un rapport de domination[4]. L’enjeu auquel je me confronte dans le projet de création qui fait l’objet de ce texte est que c’est un problème politique face auquel une piste d’émancipation possible me semble passer par un biais esthétique. Ce n’est pas tous les jours donné !

Le problème politique peut se poser schématiquement dans ces termes : l’asymétrie de pouvoir qui structure les relations entre la majorité parlante et la minorité signante se manifeste, en toute continuité, dans les essais de traduction des œuvres des langues des signes vers les langues vocales dans leur modalité orale ou écrite[5]. Ce rapport de pouvoir, nous en sommes imprégné·e·s. Il nous précède, nous englobe, nous ventriloque. Il n’y a pas d’échappatoire possible, nous en héritons. On ne peut que composer, délicatement. Sa manifestation prend différentes formes. La plus simple à saisir ici est celle qui pousse à se référer à des matériaux théoriques développés dans le cadre d’études portant sur la création dans des langues vocales et à chercher à en retrouver l’application dans la création issue de langues des signes. Du connu vers l’inconnu. C’est un geste utile, qui permet, en toute effectivité d’échafauder des éléments de compréhension d’un phénomène. L’ennui c’est qu’il vient avec le désavantage de la projection. C’est le reflet du chemin cognitif parcouru par majorité avantagée qui éclaire la route à suivre.

On a ainsi rangé dans la catégorie littéraire «poésie» la création narrative en langues des signes (je suis consciente d’aller beaucoup trop vite). Il s’agit certes d’un travail esthétique qui prend la langue pour matériau. Mais la création en langue des signes pose aussi d’autres gestes plastiques qui outrepassent cet a priori : si la langue est un matériau de cette création, les artistes travaillent aussi l’image graphique et cinétique en correspondance avec le cinéma. Ils et elles ont aussi une approche du mouvement dans l’espace plus en affinité avec ce que font les chorégraphes et interprètes en danse contemporaine qu’avec les littéraires et qui excède les propriétés de la langue. Mon hypothèse de travail, alors que j’entre cette saison en studio, est que notre regard est contraint par notre épistémologie et que ces œuvres appartiennent à une pratique artistique qui déborde la poésie. Ce sont des œuvres intermédiales[6]. Elles ont besoin de tout l’espace qu’une discipline artistique à part entière leur offrirait pour se déployer dans toute leur amplitude. Les tenir dans l’espace de la poésie me semble faire l’effet d’un emporte-pièce.

Dans ce contexte, la traduction m’est souvent apparue comme le lieu risqué du resserrement de l’expression du rapport de domination qui s’immisce dans le processus et façonne le résultat. C’est la phrase de Meschonnic qui m’a offert l’inspiration théorique qui m’y propulse maintenant, justement pour tenter une voie de sortie. Comme base de gravité, le projet de traduction dans lequel je me lance prend donc pour inspiration, à la fois parce qu’elle est productive et parce qu’elle est partagée par une communauté de pratique s’exerçant à la traduction d’œuvres en langues des signes, cette formule « Traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font »[7]

Un premier élan réside dans cet énoncé : mais encore faut-il percevoir ce qu’ils font. Dans les essais de traduction des langues des signes vers le français que ce soit en modalité orale ou écrite dont j’ai été témoin ou auxquels j’ai participé, nous nous préoccupions en première instance du message. Rendre (accessible) le récit. Ayant également à disponibilité la connaissance que les langes des signes ont une forte capacité iconique, nous arrivions rapidement à jouer avec l’idée de traduire les images que nous donnent à voir, linguistiquement, les artistes. La figure stylistique la plus aisément disponible est bien sûr la métaphore, ou de façon d’un cran plus ouvert, saisir par des mots les termes de ce qui compose l’image en osant le quasi littéral[8]. On a tenté aussi le calligramme ou la superposition de texte animé sur une captation vidéo de l’œuvre originale[9]. Mais tout aussi créatifs peuvent-être ces essais, on n’atteint pas satiété. Nous commençons à traduire des langues des signes vers les langues vocales en gardant le pli de la volonté d’accessibilité, lui-même formé par l’avatar inclusif du projet libéral. Je reste tenaillée par deux questions : ces nouveaux environnements créés par l’exercice, pour reprendre les termes d’Ivecović, sont-ils émancipatoires pour autant ? Et sont-ils résolus sur le plan artistique ? Si ma quête reste encore inassouvie, ces expérimentations m’ont tout de même permis de saisir que, dans les œuvres du Flying Words Project par exemple, le mouvement, l’image, le travail de l’espace ne sont pas uniquement des conséquences, des dépendances de la langue. Ils peuvent aussi être moteurs ou instigateurs du prochain segment narré. Le récit peut tout à fait être la conséquence d’une composition motivée par ses qualités graphiques ou kinesthésiques plutôt que l’accomplissement d’une intention de communication. En cela, elles sont intrinsèquement intermédiales. Alors que font ces œuvres intermédiales si les mots n’y sont pas seuls ? Dès lors, la traduction devient un laboratoire extraordinaire d’expérimentations de ses bords. La question passe du pourquoi au comment traduire, alors ?

Là, c’est Liliane Louvel qui me souffle la méthode. D’abord, se placer un temps entièrement du côté de la réception. Puis, comme elle le fait dans son analyse de la relation entre texte et images au sein d’œuvres littéraires qui convoquent la peinture[10], laisser l’œuvre agir en laissant à chacune des composantes esthétiques qui la forme son espace de liberté. Son approche m’a permis d’ouvrir le regard porté sur les œuvres en langues des signes pour commencer à percevoir le faisceau complexe d’intermédialités qui les compose. Pour préparer une traduction, il s’agira donc d’abord de cultiver l’ouverture sensible sans s’empresser de dégager la trame narrative, le sens du récit. Ce dernier viendra revendiquer sa place bien assez vite. En d’autres termes, il s’agit d’ouvrir les canaux réceptifs pour percevoir simultanément, mais de manière distincte chacune de ces composantes : le mouvement par empathie kinesthésique, l’image par persistance rétinienne, le pairage symbolique langagier et en images sans les assimiler, etc. C’est un entraînement somatique. 

Ainsi traduire voudra dire, à l’amorce, abandonner. Abandonner les inclinaisons, les façons de faire, les voies tracées qui structurent les dynamiques dans le milieu où coexistent Sourds et entendants, signants et parlants.  Abandonner même, voire d’abord, l’idée du passage d’une langue à l’autre. Abandonner la volonté de communiquer. Abandonner l’idée de transmettre à la majorité le message de la minorité ou vice versa. Abandonner l’inclusion. Abandonner l’intervention. Juste, se laisser impressionner. Être aussi précise que possible dans l’observation de sa réponse sensible à l’œuvre et suivre un mouvement à rebours pour retourner en fin de parcours au « poème », au récit qui fait sens. Mais pas trop tôt. Retenir l’intentionnalité pressée. Avant de se mettre à agir, avec délicatesse, laisser librement se former un tiers imaginaire déployé, synesthète. Une conscience simultanée des effets somatiques, kinesthésiques, proprioceptifs, symboliques picturaux ou langagiers. Il ne suffit pas de rendre la trame narrative d’un poème dans une autre langue en trouvant des transpositions de ses trouvailles linguistiques vers des figures stylistiques qu’on peut puiser dans un répertoire disponible. Pour (tenter de) traduire contre la violence, il me semble que ce n’est pas tant le récit, mais bien ce tiers qu’il faudra traduire.

Ce tiers, immersif dans la sensation, pourrait alors trouver son lieu de rematérialisation dans une autre forme d’immersion. C’est là que les pistes d’expérimentation ouvertes par les nouvelles formes de création en langues des signes conçues pour l’écran sont une rampe de décollage : un bond sur les formes médiatiques pour se propulser vers le numérique. Le hasard des rencontres et les convergences de sensibilités ont rendu possible la fabrication d’une équipe. Le Flying Words Project a bâti depuis une trentaine d’années une démarche de création qui produit des œuvres fortement cinétiques et marquées par le dialogue avec le cinéma. La présence scénique de Peter Cook plonge le spectateur dans une expérience somatique en même temps qu’il lui offre un récit et l’émerveillement devant l’intelligence du travail linguistique. Yorgos Tsampounaris, est artiste-programmeur, captivé par le mouvement, il donne corps à l’image. Judith Guez et Jean-François Jégo créent des environnements immersifs poétiques qui font interagir l’humain et la réalité virtuelle. J’apporte une théorie de la réception des œuvres de langues des signes ancrée dans une démarche de recherche-création qui rapproche éducation somatique, installation performative et histoire de l’art. Ce que nous tenterons, ensemble, est de suivre l’appel de Rada Ivecović et de créer de nouveaux entourages pour l’œuvre qu’offrira le Flying Words Project à l’équipe.

Nous sommes encore loin du but, nous nous approchons doucement. Nous avons ébauché un premier prototype[11]. Nous nous préparons en portant un regard renouvelé sur nos communications ordinaires qui impliquent cinq langues. J’ai débuté un entrainement somatique par une pratique du mouvement-continuum, de la méthode Feldenkrais  et du Body-Mind Centering afin d’aguiser ma capacité de réception somatique. Le Flying Words Project s’essaie aux formes courtes et tente de s’imaginer dématérialisé. Vrac Collective amorce une recherche graphique et Yorogos Tsampounaris continue sa recherche comme artiste-développeur chez ars electronica.

Lorsque la COVID-19 nous le permettra, nous entrerons en studio (c’est espéré pour mai 2022). Le travail en studio impliquera :  la création d’une œuvre originale, l’affinage d’une expérience sensible, la description d’un tiers synesthète, puis une remédiation dans une forme immersive à vivre par d’autres. Une forme qui permet d’éprouver par les sens chacune des composantes esthétiques de l’œuvre du Flying Words Project en cherchant à donner à chacune son espace de liberté. Nous savons déjà que le résultat aboutira dans une installation physique qui se prolonge dans un environnement virtuel.  Mais c’est vraisemblablement après que nous saurons s’il s’agit, ou non, d’une traduction.

Notes

[1] La démarche sous-jacente à ce projet est héritière de nombreuses heures de discussion, de moments d’exploration en studio, de rédaction ou de performance commune partagée avec toute une équipe et échelonnées sur plus de 15 ans. Sont présent·e·s en filigrane dans ces lignes des collaborateurs et collaboratrices proches et des collègues dont j’ai croisé la réflexion à plusieurs reprises. Sans pouvoir nommer tout le monde, je tiens à mentionner l’influence de Théara Yim, Peter Cook et Kenny Lerner, Yorgos Tsampounaris, Jean-François Jégo et Judith Guez, Tiphaine Girault, les participant·e·s au laboratoire de traduction poétique dirigé par Art Résonnance, François Brajou et Marie Lamothe et toutes les interprètes en langues des signes avec qui j’ai eu l’occasion de travailler et discuter depuis le début de cette démarche.

[2] Rada Iveković, « Que veut dire traduire ? Les enjeux sociaux et culturels de la traduction », Asylon(s), no 7, juin 2009. En ligne, http://www.reseau-terra.eu/rubrique171.html (consultation le 01 0ctobre 2020).

[3] Pour une synthèse récente sur la traduction de la poésie en langues des signes voir : Houwenaghel, Pénélope, et Annie Risler. « Traduire la poésie signée ». In La traduction épistémique: entre poésie et prose, par Tatiana Milliaressi. Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2020. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.93768

[4] Bien qu’on retrouve en effet des similiarités, les enjeux que rencontrent les langues des signes par rapport à d’autres langues minorisées comportent certaines spécificités. Celles-ci se retrouve aux croisements entre deux rapports de domination, l’un qui se joue sur le plan de l’appartenance culturelle l’autre, sur le plan des normes corporelles. Cette complexité ne permet pas une transposition simple. Cette question, cependant, devrait faire l’objet d’un article complet pour être correctement abordée.

[5] L’espace qui m’est ici imparti étant limité, je me contente de saisir schématiquement un enjeu complexe qui exige mille nuances. Je me suis ailleurs appliquée à une saisi plus délicate de ces enjeux, voir : Chateauvert, Julie. « Le tiers synesthète : espace d’accueil pour la création en langue des signes1 ». Intermédialités: Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, no 27 (2016): En ligne. https://doi.org/10.7202/1039816ar. Dans sa thèse de doctorat, Kyra Pollitt offre aussi un éclairage pertinent sur cet enjeu : Pollitt, Kyra. « Signart:(British) sign language poetry as Gesamtkunstwerk ». University of Bristol, 2014.

[6] J’élabore davantage cette idée dans Chateauvert, Julie. « Intermédialité et proxémie Propositions pour une méthodologie d’analyse de la création en langue des signes », 275‑88. Littérature générale et comparée, n° 34 in Rencontres. Paris: Classiques Garnier, 2019. https://doi.org/10.15122/isbn.978-2-406-08831-8.p.0275.

[7] Meschonnic, Henri. « Traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font ». Meta 40, no 3 (30 septembre 2002): 514‑17. https://doi.org/10.7202/003640ar.

[8] Mes propres essais réalisés en cours de thèse ne sont pas publiés. On retrouve cependant plusieurs exemples à partir desquels faire des observations dans les deux anthologies compilées par Brigitte Baumié. Baumié, Brigitte. Les mains fertiles: 50 poètes en langue des signes. Éditions Bruno Doucey, 2015.  Puis Baumié, Brigitte, éd. Poésie Sourde, les enjeux de la traduction en LSF. Gazette poétique et sociale 11. Barjols: Pleine Page, 2020. http://plainepage.com/editions/artmatin/gps11.htm.

[9] Pollitt, Kyra. The stars are the map I unfurl: a poem about Gerry Hughes in BSL, Shetlandic and English, 2014. https://youtu.be/ab-jagLmh-0.

[10] Louvel, Liliane. Le tiers pictural: pour une critique intermédiale. Presses universitaires de Rennes, 2010.

[11] Chateauvert, Julie et Yorgos Tsampounaris. Traduction intermédiale: remixer le FWP. Paris: INREV, 2019. https://youtu.be/F9Q9qia0IA8.

 

Dans le cadre du projet de recherche en cours :
Remixer le Flying Words Project