L’article de Bengi Akbulut et Fikret Adaman[i] trace un programme de recherche proposé aux chercheur·e·s en économie écologique. Ce programme de recherche propose, en somme, de lier davantage la recherche en économie écologique et la recherche qui se concentre sur les économies postcapitalistes en abordant les questions d’allocation, de production et de subjectivité économique. Les deux auteur·e·s assoient leur proposition sur une critique d’un courant plus orthodoxe au sein de l’économie écologique qui prend pour acquis et pour indépassables l’économie de marché, l’entreprise capitaliste et l’égoïsme de l’homo economicus. Leur article ouvre des portes pour travailler sur les modèles de planification démocratique, sur les entreprises gérées démocratiquement et sur les questions de construction de l’hégémonie.
En premier lieu, je dois dire que je ne peux que me réjouir du programme de recherche envisagé par ces deux collègues. Non seulement leurs intérêts de recherche croisent directement les miens, mais ils croisent aussi des ceux du Centre de recherche sur les innovations et les transformations sociales (CRITS) et ceux de chercheur·e·s qui leurs sont associé·e·s. L’ensemble des axes du CRITS (1. émancipation, 2. action sociale, 3. gestion démocratiquement et 4. pédagogie engagée et pratiques de la recherche) sont concernés par ce projet. De plus, les travaux et intérêts de collègues proches seraient très pertinents pour ce programme de recherche: par exemple, ceux de Jonathan Durand-Folco, d’Anna Kurzynski, de Dan Furukawa Marques, d’Amanda Wilson et de Jamel Stambouli pourraient y être directement liés. Il y a donc des liens à faire et du travail qui peut s’accomplir ensemble. Il y a moyen de penser à un réseau de chercheurs et chercheuses qui pourraient participer à un tel programme.
Cependant, si mon enthousiasme est réel, je me pose néanmoins d’importantes questions qui sont liées à ce programme de recherche, bien que de façon plus générale.
Que signifie un programme de recherche dans le cadre de la recherche universitaire?
Voilà déjà quatre ans que je suis professeur dans une université et je dois admettre que ce que l’on appelle la recherche universitaire reste encore pour moi un phénomène mystérieux à plusieurs égards. Un de ces éléments empreint de mystère est ce que signifie un programme de recherche dans ce milieu, en particulier dans les sciences humaines. Avant d’être à l’université, j’ai travaillé 10 ans à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) un institut de recherche autogéré et préoccupé par l’intervention dans l’espace public lié à l’actualité socio-politique. Dans ce cadre précis, je comprends ce que veut dire un programme de recherche. C’est un document qui dit ce sur quoi travaillera l’équipe de recherche pour une période de temps donné : ce qui est à l’intérieur du programme de recherche est du travail de recherche rémunéré, ce qui est à l’extérieur n’en est pas. Bien sûr, dans la réalité ce n’est pas toujours aussi clair, mais disons que c’est le principe. Ainsi, dans ce cadre, devant un projet de recherche proposé par un ou une collègue on peut légitimement demander : « en quoi est-ce que ce projet cadre avec notre programme de recherche? » avant d’accepter que des ressources de l’institut – notamment le temps de travail du collègue en question – y soient consacrées. Ainsi, pour moi, avant d’être embauché par une université, un programme de recherche est donc un document important qui cadre la vie d’une équipe de recherche et qui génère nombre de débats et de discussions lors de son adoption.
Depuis que je suis à l’université j’ai un tout autre regard sur ce qu’est une équipe de recherche (un centre, un groupe, un institut ou tout autre terme à la mode) et sur ce que signifie un programme de recherche. J’ai l’impression qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une pétition de principe ou d’une vague déclaration d’intention. Dans tous les cas, il me semble s’agir de documents qui n’ont de conséquences contraignantes pour personne. On a une idée, on en fait un programme de recherche. On le suit, tant mieux. On l’oublie, tant pis. C’est comme les équipes de recherche, on en fait partie en se disant que ce serait sympa de collaborer, mais ça peut très bien n’avoir aucune conséquence sur notre travail quotidien sauf nous faire participer à quelques réunions supplémentaires.
Responsabilité et contrainte : les concepts clés de l’autogestion et de la hiérarchie
En guise de première participation au programme de recherche de mes deux collègues, j’aimerais donc me servir de mon expérience des quinze dernières années qui m’a fait passer de la refondation, de la consolidation et de l’opération d’un milieu de travail autogéré à la participation à un milieu de travail où l’on occupe une place que je désignerai comme celle « d’employé privilégié » au sein d’un hiérarchie. Ces deux situations sont présentées par le biais de deux concepts : la responsabilité et la contrainte. Je défendrai l’hypothèse selon laquelle les milieux hiérarchiques, même les plus privilégiés, fonctionnent – pour les employés – à l’intérieur d’un spectre allant de la contrainte complète à l’absence complète de contrainte. À l’inverse, pour les membres d’un milieu de travail autogéré, le spectre va de la responsabilité à l’absence de responsabilité (je devrais plutôt dire à la quasi-absence de responsabilité, mais gardons pour le bien de ce billet la symétrie entre les deux formes).
Je n’invente rien ici, je ne fais que reprendre des discussions et échanges que j’ai eu avec des collègues à l’IRIS et à l’université, des échanges avec Julie Chateauvert, de la réalisation d’un épisode de balado sur la question et des lectures de certains ouvrages sur l’autogestion[ii].
Pour moi, la responsabilité est la question centrale de la vie en autogestion. Les problèmes interpersonnels dans de tels milieux de travail émergent souvent d’interprétation divergentes des situations en termes de responsabilité. Par exemple, une personne pense que l’autre n’a pas accompli une tâche qui était de sa responsabilité, une personne pense que quelqu’un a envahi son champ de responsabilité, une personne considère qu’elle a trop de responsabilités et que les autres n’en prennent pas assez, etc. Si je devais résumer ce qu’est une responsabilité en autogestion je dirais que ça correspond aux « tâches qui doivent être accompli sinon l’organisation n’ira pas aussi bien qu’on le souhaite, voire pourrait aller jusqu’à péricliter et mourir ». Si d’un œil extérieur cette formulation peut sembler exagérée, je crois qu’elle rend bien le sentiment qui habite des travailleurs et travailleuses autogestionnaires face à leur projet qu’il m’est arrivé – oh! sacrilège – de comparer à celui d’entrepreneur·e·s se lançant en affaire ou de parent ayant un nouveau-né. Bref, les choses ne sont pas toujours formulées ainsi lorsque les problèmes surviennent, mais ceux-ci peuvent souvent, in fine, être résumées de façon effective selon la logique de la responsabilité.
À l’inverse le statut d’employé au sein d’une organisation hiérarchique fonctionne selon la logique de la contrainte. Un poste est pourvu par quelqu’un. Ce poste a une description de tâche. Ces tâches doivent être accomplies et une autre personne – généralement un·e cadre, mais en tout cas une personne occupant une position supérieure dans la hiérarchie – doit s’assurer que les tâches soient accomplies. Pour s’en assurer, la personne en position de supériorité hiérarchique a une arme, la contrainte : « vous faites ce que je dis ou alors vous avez des problèmes et ces problèmes peuvent mener éventuellement à votre renvoi ». Au sein d’un milieu hiérarchique, l’enjeu relationnel – donc hors des questions plus structurantes encore des conditions de travail et du salaire – essentiel est la question du niveau de contrainte avec lequel cette vérification de l’accomplissement des tâches que l’on doit mener à bien est accompli. Il ne s’agit pas ici de dire que tout employé·e cherche à glander sur son milieu de travail, le penser ce serait bien mal connaître le rapport au travail dans les sociétés contemporaines. Par contre, la capacité de cet·te employé·e à décider à quel rythme et de quelle manière les tâches seront réalisées est un élément essentiel de ce qui compose sa vie au travail.
C’est ici qu’entre en jeu la notion « d’employé·e privilégié·e » que je mentionnais plus tôt. Dans une université, mais aussi dans d’autres milieux de travail, certain·e·s employé·e·s – ici les professeur·e·s d’université – jouissent d’une protection qui éloignent considérablement le joug de la contrainte directe. À l’inverse d’une travailleuse de la construction ou d’un employé de chez McDonald’s, il est compliqué pour qui les emploie de les congédier – un démarche de congédiement peut prendre plusieurs mois, voire une ou deux années – et, plus encore, la vérification de l’accomplissement effectif de leurs tâches n’est jamais immédiate : personne ne va dans leur classe pour vérifier leur présence au moment prévu de leur enseignement et si celui-ci est fait de la bonne façon. Personne ne frappe à la porte de leur bureau pour voir l’avancement de leurs travaux d’écriture, etc. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de surveillance. Au contraire, toute une littérature existe pour montrer à quel point ceux et celles que je désigne comme employé·e·s privilégié·e·s sont soumis·e – et de plus en plus – à un ensemble de processus d’évaluation et mécanisme de reddition de compte[iii]. Cependant, ces différents processus et mécanismes émettent une directive commune : faites ce que vous voulez, tant que vous remplissez les exigences. Il y a contrainte dans la productivité quantitative (il faut écrire tant d’articles pour obtenir sa permanence, il faut aller chercher tant d’argent en bourse) et absence de contrainte sur l’aspect qualitatif du travail (vous pouvez écrire vos articles en pyjama dans votre sous-sol ou au camp de base de l’Everest, vous pouvez mettre n’importe quel texte à étudier dans votre plan de cours, vous pouvez même avoir complètement changé votre trajectoire de recherche par rapport à ce que vous faisiez au moment de votre embauche : votre employeur peut difficilement vous contraindre à quoi que ce soit sur ces questions). Une fois atteinte la permanence, même la contrainte quantitative se réduit considérablement.
Cette différence dans le rapport à la contrainte est une clef de lecture importante, il me semble, pour expliquer la monté du ressentiment envers les élites libérales en Occident. Pour les simples travailleurs et travailleuses soumis quotidiennement à l’humiliation de la contrainte directe, les employé·e·s privilégié·e·s – qui cumulent de surcroît des salaires plus élevés et des conditions de travail plus avantageuses – passent dans l’imaginaire populaire de gens ayant une position enviable à membres à part entière de l’élite et ce, malgré leur statut d’employé. Ils font partie de cette clique qui est grassement payé pour dire aux autres quoi faire et – dans le cas des professeur·e·s, journalistes et cadres d’organisations militantes – quoi penser.
Recherche, responsabilité et contrainte
La recherche nous donne un bon exemple pour mobiliser les concepts de contrainte et de responsabilité. Si je suis employé d’un institut de recherche autogéré – au sens où c’est cet institut qui me donne mes moyens de survie – je participe activement à la prise de décision sur le programme de recherche collectif et je prends, de facto, la responsabilité d’intégrer mon travail à ce programme de recherche. Lors de la discussion même sur le programme de recherche, la responsabilité est au cœur des discussions : la responsabilité individuelle que chacun prendra, bien sûr, mais la responsabilité collective, celle de l’Institut, de s’assurer de réaliser sa mission à travers ce programme de recherche. Les conséquences de ne pas prendre ses responsabilités sont multiples : individuelles (sentiment intérieur de culpabilité), interpersonnelles (désagrément des collègues), collectives(dommage causé à l’Institut) sont directement liées. Il y a ici une cohérence entre participation à la prise de décision, responsabilité collective de l’organisation et responsabilité individuelle des chercheurs et chercheuses qui y participent.
Prenons maintenant le cas de la recherche universitaire. Une contrainte s’impose sur les professeur·e·s (du moins ceux et celles n’ayant pas obtenu leur permanence), la construction de leur curriculum vitae. Deux briques sont essentielles dans cet édifice de papier : les publications évaluées par les pair·e·s et les subventions de recherche. Bien sûr, une certaine cohérence dans ces publications et subventions de recherche est souhaitable, mais la contrainte est essentiellement quantitative : avoir plus de publications, obtenir plus d’argent. Cette contrainte est extérieure aux professeur·e·s qui n’ont jamais choisi de se l’imposer. Ainsi, les groupes de recherche universitaires sont des occasions pour les professeur·e·s de maximiser leur publications ou de le faire avec des collègues dont le prestige ou les recherches ultérieures pourraient leurs être utiles. Les programmes de recherche des instituts universitaires peuvent dont rapidement devenir une tentative de melting-pot où chaque membre tente d’intégrer un élément qui leur permettra de continuer de faire la recherche individuellement pour ensuite pouvoir affirmer leur intégration au programme de recherche. Ces structures de recherches peuvent bien être démocratiques ou autogérées, ça n’a pas beaucoup de conséquences parce que les professeur·e·s ne dépendent pas d’elles pour leur lien d’emploi. Leur caractère démocratique transforme donc ces instituts de recherche universitaires en instruments pour répondre aux contraintes qui sont imposées de l’extérieur à leurs membres. Il s’agit, me semble-t-il, d’un facteur explicatif déterminant pour comprendre d’autres phénomènes de la recherche universitaires au demeurant étonnants : des panels où des gens présentent côte-à-côte sur des questions sans lien entre elles, des articles qui proposent très peu de nouvelles idées, des équipes de recherche qui se rencontre une fois par année, une approche du travail en recherche axé sur la rédaction de demandes de subvention.
On touche, ici, à une différence fondamentale et, à mon avis, trop peu mentionnée quand il est question de la différence entre autogestion et organisation hiérarchique. Au sein de l’organisation hiérarchique, les employés les mieux traités sont ceux à qui on donne le moins de contrainte. Or, cette absence de contrainte n’est pas une occasion de participation à la construction du projet collectif, c’est l’occasion d’un repli individuel sur sa réponse la plus efficace aux contraintes restantes, où, si toute contrainte a disparu, sur ses propres intérêts. À l’inverse, l’autogestion est la construction collective de la responsabilité. Celle-ci impose des contraintes, bien sûr, mais elle fait davantage. Parce qu’elle implique nécessairement la participation, la responsabilité donne sens à la participation à un projet et à une organisation. Elle inscrit le développement individuel à l’intérieur de quelque chose qui dépasse l’individu. Ceux et celles qui accomplissent les tâches décident d’où s’en va l’organisation. Ils accomplissent les tâches parce qu’ils décident, ils décident parce qu’ils accomplissent les tâches. L’absence de contrainte est un désengagement (je fais ce que je veux, enfin), la responsabilité est un engagement (je construis avec en collaboration avec d’autres).
Écologie, autogestion et coordination négociée
La piste qu’envisage les collègues Akbulut et Adaman me semble prometteuse car elle lie la gestion démocratique des firmes et l’écologie. Pourtant, rien d’évident à première vue ne les lie (une firme peut théoriquement très démocratiquement décider de détruire l’environnement pour mener à bien sa mission). On pourrait même croire que l’autogestion c’est faire ce qu’on veut, donc potentiellement détruire l’environnement. Je crois que cette distinction entre contrainte et responsabilité permet de briser cette approche simpliste fondée sur la méconnaissance de la pratique de l’autogestion. La firme hiérarchique étant structuré sur la contrainte, les règles communes sont des choses desquelles les employées veulent être soustraits, rêvant de pouvoir faire tout ce qu’ils souhaitent – en fait, rêvant de s’extraire de l’exploitation tout en touchant le salaire. L’organisation autogérée impose à tout le monde une vision plus large et les règles sont librement choisies selon le principe de l’autonomie cher à Castoriadis (auto-nomos, faire soi-même ses propres lois). Dans le cadre d’une organisation autogérée, faire ses propres lois c’est choisir ce qu’on fait ensemble et se conformer à ce projet ensuite individuellement. S’imposer des limites et les respecter parce qu’elles sont les limites que nous avons choisies est un principe inhérent à l’autogestion.
Justement, ce même Castoriadis propose une autre notion qui doit être réfléchie en démocratie : l’autolimitation. Quelles limites l’action collective doit-elle se poser elle-même? Plus crucial encore, comment poser des limites à cet « agir ensemble » qui est au cœur même du geste de la démocratie et qui donne sens à la participation de chacun et de chacune. Les personnes qui participent à l’autogestion établissent des règles contraignant leur action individuelle, tant mieux. Mais comment limiter leur action collective, comment lui imposer des limites, notamment écologiques. Castoriadis visite certaines institutions utilisées dans l’Athènes de l’antiquité pour éviter que la démocratie ne tombe dans l’hubris[iv]. Ce n’est pas le propos de ce texte de revenir sur ces réflexions, mais un programme de recherche qui s’intéresse au croisement entre autogestion et écologie pourrait s’en inspirer.
Quoiqu’il en soit, les limites imposées seront inévitablement, en dernière instance, politiques. Le modèle économique de planification démocratique développé par Pat Devine et Fikret Adaman et qui est évoqué dans l’article a justement pour but de repolitiser l’économie, de rendre ses acteurs et actrices conscientes des choix qu’elles posent et de réencastrer l’économie dans la société[v]. On ne peut qu’être d’accord qu’il s’agit là d’une étape nécessaire. Cependant, il est important de se demander : est-ce la seule? La décision consciente et politique est une chose, mais toutes les prises de décisions économiques ne peuvent pas être prise selon cette logique – sinon on tombe dans les problèmes d’une économie morale comme celle présentée par Bookchin[vi]. Devine et Adaman savent bien que chaque transaction économique ne peut pas être le résultat d’une décision politique, le système de prise de décision serait beaucoup trop rapidement engorgé. C’est, entre autres, ce pourquoi ils proposent d’avoir recours à un quasi-marché (quasi, parce qu’il n’y a pas de détermination du prix selon l’offre et la demande) pour la consommation des biens, tout en laissant les investissements à un processus de négociation politique entre acteurs concernés. Mais les termes de l’échange au sein de ce « marché » sont très peu discutés, outre sur le fait qu’ils se feront sur la base de coûts sociaux de production et entre personne ayant un salaire relativement égal.
Je crois que du point de vue écologique il y a un travail d’approfondissement à faire à propos de ce quasi-marché. Peut-on vraiment s’assurer du respect de l’environnement à partir des seuls investissements? De plus, la division entre ce qui relève de ce marché et ce qui relève du processus de décision plus politique ne sera pas toujours aussi simple à faire qu’à dire – la frontière étant parfois poreuse entre les opérations et les investissements[vii]. Ne doit-on pas, donc, intégrer les coûts environnementaux au sein du calcul des coûts sociaux de production pour diriger le choix des acteurs aussi dans leur consommation et non uniquement sur des choix d’investissements? La question de l’incommensurabilité, évoquée dans l’article, pointe ici le bout de son nez, comment donner une « valeur » dans une équation de prix (ou de coût sociaux de production) à des choses telles que le maintien de la biodiversité, la diminution de la pollution et la raréfaction des ressources? Au sein du capitalisme, cette question de l’internalisation des coûts de la nature soulève une variété de débat légitime à gauche[viii]. L’expérience de pensée que nous offre la constitution d’un modèle postcapitaliste nous permet de mettre de côté ces débats et de tenter de voir quel équilibre pourraient être établi entre les processus politiques (entendus ici comme collectif et délibératifs) et les processus économiques (entendus comme individuel et plus « spontanés » ou fondé sur une réponse à un environnement fondé sur des contraintes de type « argent disponible/prix »). De ce point de vue, un travail, me semble-t-il, reste à faire sur le modèle de coordination négociée et les autres modèles de planification économique démocratiques offrent peut-être des options intéressantes pour établir un dialogue[ix].
Conclusion
À défaut, donc, que nous soyons tous des chercheurs et chercheuses dans un institut de recherche autogéré qui aurait du financement pour travailler sur ces passionnantes questions, je me réjouis de l’ouverture de ce programme de recherche (car s’il est un avantage non-négligeable de l’université est qu’elle fournit un salaire et qu’on peut y trouver le temps – si l’enseignement et les tâches administratives ne dévorent pas tout, comme ça a été mon cas dans les dernières années – pour travailler sur de la recherche fondamentale que personne ne financerait, mais là encore y travailler souvent seul à cause des contraintes susmentionnées). Il faut maintenant établir comment les individualités d’employé·e·s privilégiés que nous sommes pourront néanmoins agir collectivement pour le mener à bien. Je crois que le CRITS pourrait servir de base ou, tout au moins, de structure participante, à ce programme de recherche.
Les centres de recherches universitaires restent des structures collaboratives dans un système où les contraintes extérieures à la volonté des agents dominent. Néanmoins, une autre logique d’adhésion à un projet de recherche – qui est aussi un projet politique – peut nous permettre de dépasser ces contraintes. À partir du moment où un temps est libéré et que les ressources de bases suffisent à vivre, si on trouve que la recherche fondamentale sur ces questions est importante, le temps y sera logiquement, même au-delà des heures rémunérées par nos employeurs. C’est ici le croisement entre la notion d’autoproduction évoquée par Gorz et celle de l’Œuvre chez Arendt : on fait les choses non plus dans la logique du travail rémunéré (qui reste un a priori indépassé des modèles postcapitalistes), mais pour les choses elles-mêmes et parce que les réaliser nous-mêmes nous rend en soit plus satisfaits. On fait un programme de recherche, qu’il soit rémunéré ou non, contre vents et marées parfois, parce que ça compte pour nous, tout simplement. La seule chose qui entre alors en jeu est l’arbitrage individuel entre les différents engagements. C’est là une toute autre question, non moins complexe dans nos situations.
[i] Akbulut, Bengi, Adaman, Fikret, “The Ecological Economics of Economic Democracy”, Ecological Economics, 176, Octobre 2020.
[ii] Bourdet, Yvon. La Délivrance de Prométhée : pour une théorie politique de l’autogestion. Paris: Éditions Anthropos, 1970; Collectif, De l’autogestion, théories et pratiques, Paris : CNT-RP, 2017 ; Guillerm, Alain et Yvon Bourdet, Clefs pour l’autogestion, paris : Serghers, 1975 ; Vercauteren, David, Thierry Muller, et Olivier Crabbé. Micropolitiques des groupes: pour une écologie des pratiques collectives. Politique(s). Forcalquier: HB éditions, 2007; Kruzynski, Anna. « L’autonomie collective en action : du Centre Social Autogéré de Pointe-Saint-Charles au Bâtiment 7. » Nouvelles pratiques sociales, volume 29, numéro 1-2, printemps 2017, p. 139–158; Drapeau, Marie-Hélène and Kruzynski, Anna (2005) Historicité et évolution du concept d’autogestion au Québec. Working Paper.
[iii] Schimanski LA and Alperin JP. “The evaluation of scholarship in academic promotion and tenure processes: Past, present, and future”. F1000Research 2018, 7:1605. Martin, Eric., and Maxime. Ouellet. Université inc. : des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir Montréal: Lux éditeur, 2011.
[iv] Castoriadis, C. (1999). « La polis grecque et la création de la démocratie », dans Domaines de l’homme : Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Seuil, p. 325‑382.
[v] Adaman, F., P. Devine et B. Ozkaynak (juillet 2003). « Reinstituting the Economic Process: (Re)embedding the Economy in Society and Nature », International Review of Sociology, vol. 13, n° 2, p. 357‑374.
[vi] J’ai abordé cette question dans un carnet du CRTIS disponible ici : https://innovationsocialeusp.ca/crits/blogue/le-municipalisme-libertaire-de-murray-bookchin
[vii] On lire à cet égard le débat que les deux auteurs ont eu avec Geoffrey Hogdson entre 1998 et 2006 qui aborde cette question sans, à mon avis, en disposer.
[viii] Hequet, Céline, L’évaluation monétaire de la nautre, Montréal : Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 2016.
[ix] Ce n’est pas le seul travail à faire pour adapter la coordination négociée aux questions environnementales. Même son processus politique, pourtant son aspect le plus intéressant, prête flanc à la critique en comptant excessivement sur la représentation politique et sur les groupes d’intérêt issus de la société civile. Ces éléments sont importants, mais je doute qu’ils suffisent. Il faut à mon avis explorer une diversification des outils démocratiques au sein de ce modèle. Là aussi les autres modèles de planification démocratique de l’économie permettent de penser cette diversification.