Par Alexandre Michaud, Étudiant au baccalauréat en innovation sociale.
En 1944, François Albert-Angers publie un texte dans l’Action Nationale intitulé “Pour servir la personne humaine”. Dans ce court article, l’économiste québécois offre une synthèse de sa pensée en abordant la question “Qu’est-ce qu’une économie au service de l’humain?”. Il commence directement en affirmant qu’une économie vouée à servir la population encouragerait la pleine émancipation matérielle et spirituelle des communautés et des individus qui la composent. De cette façon, Angers établit deux critères directeurs pour la rédaction de toutes politiques publiques : d’une part, ces politiques doivent veiller à la liberté des individus afin que ceux-ci puissent “vivre comme ils pensent” et ainsi atteindre un plein développement spirituel, mais elles doivent aussi assurer une certaine justice redistributive, en assurant le plein emploi et un bien-être minimum à tous. Suivant cette ligne de réflexion, Angers propose que l’État, en tant qu’acteur clé dans le développement économique de la nation, doit faire tout en son pouvoir afin de responsabiliser les individus face à leur propre devenir et à celui de leur collectivité, et de mettre toutes personnes en “position d’agir” selon leurs intérêts. Dans le texte qui suit, nous relirons la publication de Angers, nous présenterons pourquoi selon lui une économie au service de l’humain s’oppose au libéralisme et à la centralisation, et nous survolerons ses propositions de réformes tout en soulignant leur pertinence pour le Québec d’aujourd’hui.
Le libéralisme contre l’émancipation
Selon Angers, le libéralisme économique, conceptualisé ici comme l’économie de marché sans régulation de la part de l’État, nuit à l’émancipation humaine tant sur le plan spirituel que sur le plan matériel. D’un côté, les politiques libérales, en favorisant la concentration de la main-d’œuvre dans les centres urbains où se déploie l’industrie, rend difficile la survivance des commerces familiaux en région et déracine plusieurs jeunes gens de leur communauté. En fragilisant les collectivités, ce courant économique réduit nos potentiels de socialisation, notre sentiment d’appartenance, et rend difficile l’accès à des espaces communs de collaboration permettant la formulation d’objectifs sociaux. De plus, la concentration de la main-d’œuvre donne lieu à une concentration des liquidités et des capitaux qui rend plus difficile l’accession à des outils de marchandisation par les communautés. De ce fait, l’accumulation des richesses limite la capacité d’innovation et d’autonomie des communautés, les empêchant parfois de poursuivre leurs objectifs politiques et économiques spécifiques.
Sur le plan matériel, Angers déplore que les politiques libérales, laissant le marché sans la moindre surveillance, conduisent à des crises cycliques amenant de nombreuses souffrances évitables. Le laissez-faire encourage l’accumulation de ressources dans les mains de corporations et abandonne une large partie de la population dans une situation de nécessité. Angers se met dans une position très critiques par rapport aux inégalités grandissantes dans la répartition des richesses puisqu’il considère que ces inégalités sont néfastes pour la liberté humaine. En effet, si une partie croissante de la population se trouve dans une condition de nécessité, si plus en plus de personnes se trouvent endettés ou sans propriété foncière, il affirme que de plus en plus de personnes doivent vouer leur vie au travail salarié, soit à l’accomplissement de la volonté d’un autre. Ces personnes doivent donc abandonner ou mettre de côté pour un temps considérable leur propre développement spirituel, l’accomplissement de leur volonté propre, et exister sans parole ni mouvement pour se voir sacrifier à l’Histoire.
La centralisation contre l’émancipation
Si Angers se montre critique du libéralisme économique, il se montre aussi fortement critique des alternatives conduisant à une centralisation des pouvoirs économiques entre les mains de l’État. À l’époque où il écrit son texte sur les conditions économiques de l’émancipation humaine, l’économie de guerre bat son plein et la conviction selon laquelle la direction de la production par l’État peut résoudre les problématiques liées au sous-emploi et la pauvreté, gagne de la popularité en Amérique du Nord. Angers ne croit pas que c’est le seul rôle de l’État de stabiliser les cycles propres au capitalisme, il va même jusqu’à dire qu’une telle intervention est néfaste pour la population. Lorsque l’État prend la responsabilité de diriger l’économie, par un contrôle de la production où une manipulation de la demande, cela amène à la longue une croissance continue des impôts ce qui ronge la mince réserve matérielle des travailleurs salariés. De plus, aux suites de ces interventions, la population apprend à s’appuyer sur les gestes de l’État pour assurer son développement et tend moins à se responsabiliser face à ses lacunes, à innover pour résoudre des problématiques de nature économique, et perd en ce sens une part importante de son autonomie.
Des réformes pour l’émancipation
Bien que Angers soit contre la centralisation et l’économie dirigée, celui-ci croit que l’État doit intervenir de façon à promouvoir l’initiative et l’autonomie individuelle. À la fin de son article, Angers propose une suite de réformes économiques visant à assurer l’émancipation matérielle et spirituelle de la population. Dans cette section, l’auteur amène de nombreuses propositions pouvant ici être rassemblées sous trois catégorie : (1) la protection de la famille et des communautés, (2) la protection des conditions matérielles des individus, (3) la justice redistributive.
La protection des familles et des communautés
Selon Angers, une économie servant la personne humaine doit assurer le plein développement spirituel de la population. Pour ce faire, l’État doit appliquer des politiques publiques permettant la prospérité des familles et des communautés, car c’est au sein de ces instances que l’individus peut apprendre des traditions et se responsabiliser envers ses semblables afin de formuler des objectifs de vie qui transcende sa perception individuelle. Afin de protéger les familles et les communautés, l’État peut intervenir afin de stimuler l’agriculture de petite échelle, stimuler la colonisation (soit l’établissement de familles à l’intérieur des territoires alors considérés comme “non peuplés” du Québec) et la généralisation de la propriété familiale, et financer une économie locale centrée sur une production artisanale.
La protection de l’individu
Pour Angers, l’État a la responsabilité d’assurer un bien-être matériel minimal, l’accès à des biens de bases et à un logis au plus grand nombre de personne possible. Pour ce faire, l’auteur suggère qu’il faut élaborer des politiques publiques assurant un revenu minimum aux agriculteurs, concéder une allocation familiale à tous les foyers et généraliser au maximum l’accès au logement dans les villes. Afin d’éviter les crises, l’État devrait aussi encourager une organisation de l’industrie par profession ce qui favoriserait l’intégration d’information relatives au marché dans la prise de décision et diminuerait le risque de suroutillage et de surproduction. Une telle organisation faciliterait aussi la communication entre les travailleurs et les industriels, ce qui permettrait la bonification du contrat de travail d’un contrat social sans l’arrivé des conflits syndicaux usuels dû à l’implication des groupes d’affinités anarchistes ou marxistes. Angers propose aussi de soutenir cette organisation industrielle par des politiques douanières avantageant l’industrie nationale afin de permettre sa continuité sur le long terme.
La justice distributive
La justice distributive est incarnée par un ensemble de politiques publiques visant à maintenir à travers la nation des salaires et des prix justes. D’une part, Angers propose de maintenir des salaires justes en encourageant une action syndicale professionnelle organisée par métier; de tels rassemblements syndicaux permettent une négociation constante entre les travailleurs et les capitalistes et veilleront à la réalisation des intérêts de chaque profession selon leurs besoins spécifiques sans tomber dans la discorde et la confusion propre aux organisations faisant appels à la notion de classe. D’autre part, afin de maintenir en tout lieu des prix justes, Angers invite l’État à encourager l’expansion du secteur coopératif. Une telle démarche, en plus de fournir une compétition robuste aux monopoles responsables de l’inflation des prix, permettra une démocratisation de l’économie et la formation d’une multitude de commerces voués à leur communauté.
Relire François Albert-Angers aujourd’hui
Dans son texte Pour servir la personne humaine, François Albert-Angers nous offre une critique du libéralisme et de l’économie dirigée, et nous amène à imaginer un État veillant au développement spirituel et matériel de la population, un État dont l’intervention libère l’humain de ses servitudes liées au travail tout en l’encourageant à suivre le chemin de l’autonomie. En proposant des réformes visant à protéger la famille, à généraliser l’accès à la propriété privée, à favoriser l’organisation industrielle par professions et l’expansion du coopératisme, Angers met l’émancipation communautaire au centre de ses préoccupations. De nos jours, ses propositions (qui s’étendront par la suite dans de nombreux textes couvrant plus de quatre décennies) sont toujours pertinentes et peuvent inspirer des politiques publiques appuyant à la fois la formation de collectivités fortes et la liberté économique des individus.