Transdisciplinarité et évolution des savoirs: le Message de Montréal

TRANSDISCIPLINARITÉ ET ÉVOLUTION DES SAVOIRS : FONDEMENTS ET PRATIQUES
Colloque international – 90e congrès ACFAS, 11-12 mai Montréal

LE MESSAGE DE MONTRÉAL
Déclaration adoptée à la fin colloque

Dans le contexte actuel de changement profond de paradigme dans tous les secteurs de la vie, l’Intelligence artificielle (IA) passe à un autre niveau de développement à travers la nouvelle génération conversationnelle et générative (dont le ChatGPT en est un exemple parmi d’autres). Ce fait affecte directement l’éducation par « la perte reconnue de contrôle et d’autonomie au regard des savoirs[1]». La nouvelle génération de l’IA qui tente de remplacer l’être humain au niveau de la pensée, amorce une nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité et attire l’attention sur l’asservissement, voire la perte (l’effacement) de l’être humain dans sa relation aux savoirs. Ce constat préoccupe les scientifiques et les spécialistes mêmes de l’IA qui ont revendiqué un moratoire sur son développement, craignant, entre autres, la rivalité entre l’Intelligence artificielle et l’intelligence humaine[2]. Notre position n’est pas l’une d’opposition à l’IA, on lui reconnait les avantages et la portée. Nous signalons l’urgence de reconnaitre et d’investir dans l’intelligence humaine au même rythme et avec les mêmes ressources qui sont dispensées, à présent, pour le développement de l’IA. L’être humain est essentiel non seulement par ce qu’il produit – des Objets complexes – mais aussi et surtout par le Sujet transdisciplinaire qu’il incarne[3].

L’inattendu et l’incertitude visant le développement et la croissance de l’IA décrivent aujourd’hui une réalité qui montre que les savoirs (tels que nous les connaissons et les perpétuons) risquent de ne plus appartenir, dans un avenir proche, à l’être humain[4]. La Transdisciplinarité a signalé l’arrivée de ce moment[5]. Par nos travaux, nous replaçons l’apport du caractère logique, épistémologique et ontologique de la transdisciplinarité, dans un contexte que nous n’anticipons plus, mais que nous vivons dans les faits.

Nous le faisons depuis un espace canadien francophone, mais autour des valeurs universelles, espace qui célèbre au Canada 100 ans de savoir et de savoir-faire en français, à travers le 90e Congrès de l’ACFAS (Association canadienne-française pour l’avancement des sciences), qui accueille notre colloque.

Ainsi, les participants et les participantes du colloque Transdisciplinarité et évolution des savoirs : fondements et pratiques qui a eu lieu les 11 et 12 mai 2023, à Montréal, réunis dans un esprit de prise de conscience du changement profond de paradigme qui caractérise actuellement tous nos systèmes sociaux, animé.e.s par une grande volonté d’agir pour faire leur part dans l’évolution de l’éducation notamment, ont analysé et retenu les attributs de la transdisciplinarité susceptibles de soutenir cette évolution et ont reconnu plusieurs besoins qui s’imposent[6] :

Article 1

DES SAVOIRS/APPRENTISSAGES PROFONDS AUX SAVOIRS/APPRENTISSAGES ESSENTIELS

L’avenir des savoirs est transdisciplinaire, en ce qu’il affirme la prééminence de ce que l’on a appelé savoirs profonds humains (human deep knowledge)[7]. Nous les avons identifiés comme étant constitués des savoirs et des savoir-faire disciplinaires reliés à l’être humain qui les manie et les régit. Les savoirs profonds humains unifient, au niveau intrinsèque : l’Objet d’étude et le Sujet (l’être humain qui étudie) et, au niveau extrinsèque : l’université et la société, les disciplines et la vraie vie. Les savoirs profonds humains sont transmis (mis en circulation) grâce à un apprentissage profond humain (human deep learning) qui mène à la fois à l’acquisition des connaissances, au développement des compétences, et à l’évolution de la conscience humaine. Considérer l’évolution de la conscience humaine aussi importante que l’acquisition des connaissances et le développement des compétences, restaure l’autorité de l’être humain face aux savoirs. Les savoirs et les apprentissages profonds humains deviennent ainsi des savoirs essentiels à l’être humain, qui ne sont pas ici compris comme savoirs de base, mais comme savoirs qui relèvent de l’essence de l’être humain, du développement de sa conscience et du renouvellement de sa façon de penser.

Article 2

L’INTELLIGENCE HUMAINE FACE À L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE 

Dans le contexte actuel, où l’Intelligence artificielle organise technologiquement l’humanité au nom de la croissance économique, nous nous retrouvons devant l’urgence d’accorder une place de premier choix à l’intelligence humaine par tous les moyens et à partir de toutes les disciplines, qui agissent séparément ou qui se trouvent en interaction. Développer l’intelligence humaine, c’est raccorder l’être humain à l’environnement actuel en le faisant revenir et s’imposer dans sa vie sous son propre contrôle à lui et selon son rythme humain et non pas sous le contrôle de l’IA et dans un rythme machinal qui lui est imposé à présent. Développer l’intelligence humaine c’est aussi reconnaître l’apport de la sensibilité, non pas comme une propriété de l’être humain à se positionner face à son milieu (sentiment, excitation, émotion, tendance, opinion, courant) [8], mais comme voie d’accès menant vers des savoirs nouveaux, à la fois cohérents et complexes.

Article 3

TRANSDISCIPLINARITÉ ET ÊTRE HUMAIN AU XXIe SIÈCLE

La transdisciplinarité permet de comprendre que l’être humain du XXIe siècle ne se définit plus de manière polarisante et polarisée, d’un côté comme être humain dit « traditionnel » relié à la nature refusant la technologie, et d’un autre côté comme transhumain technologique réfutant la nature. Il se définit en fonction du développement de sa propre conscience face à la nature et face à la technologie. Il reconnait, respecte et fait valoir son essence, son être profond, dans tout acte visant la nature (et son exploitation) ou la technologie (et son développement), renversant ainsi la valeur marchande qui prime dans le monde.

Article 4

TRANSDISCIPLINARITÉ, PÉDAGOGIE ET CRÉATION DU SENS : DE L’INDIVIDU CONSCIENT VERS LE COLLECTIF ET INVERSEMENT

La transdisciplinarité invite à passer de l’observation à l’exécution, du ré-agir à agir. La prise de décisions futures relève d’une dynamique de pensée et d’actions qui se décrivent en deux temps : 1) De l’individu conscient vers le collectif et 2) Du collectif vers l’individu conscient. Pour bâtir la société de demain de laquelle l’être humain ne soit pas exclu, il faut passer en premier par l’individu conscient de son essence propre : depuis son intérieur vers l’extérieur et non plus de l’extérieur vers encore plus d’extérieur à l’être humain[9]. Sur le plan éducationnel, la mise en place d’une pédagogie intégrative, implicative et intentionnée[10] tient compte du fait que les études sont importantes selon le réel de chacun et de chacune, ce qui appelle à une réforme des approches, méthodes et évaluations dont nous nous servons dans nos pratiques.

Article 5

TRANSDISCIPLINARITÉ ET LIEUX D’ÉMERGENCE DES SAVOIRS ESSENTIELS

Les savoirs essentiels à l’être humain se révèlent depuis des niveaux complexes de réalité, où la science et l’être humain se rencontrent dans un Tiers inclus. Traverser une discipline peut se faire au niveau de l’Objet d’étude, alors que prendre conscience de la traversée ne peut se faire qu’au niveau du Sujet (être humain). Favoriser l’un ou l’autre c’est demeurer dans la polarisation, d’où le besoin de s’élever au niveau du Tiers inclus, où les savoirs essentiels prennent forme, où la manière de « faire penser » se renouvelle. Inattendus, imprévisibles, les savoirs essentiels peuvent émerger en dehors de l’espace universitaire (disciplinaire), au-delà aussi des traditions et mémoires qu’ils reconnaissent et respectent, mais qu’ils dépassent. La société et l’université ont intérêt à reconnaitre et à intégrer ces savoirs essentiels matérialisés dans des espaces hors universitaires. Ils participent directement à former des individus (personnes citoyennes) mieux adaptés à un avenir imprévisible. Les scientifiques gagnent à ouvrir l’intérêt de leurs communautés à ces savoirs essentiels qui renouvellent les disciplines et leur potentiel relationnel.

Article 6

TRANSDISCIPLINARITÉ ET OUVERTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE

Pour favoriser le développement des savoirs essentiels, la transdisciplinarité doit, plus que jamais, ouvrir son épistémologie, fondée sur l’évolution de la pensée occidentale, à d’autres cadres épistémiques, inspirés par la pensée autochtone ou par la pensée d’autres cultures situées hors espace occidental[11]. Loin d’un ordre purement commercial axé sur la croissance, ces dynamiques de pensée font une plus grande place à l’être humain dans les démarches d’apprentissage et/ou dans les événements de la vie, ce qui devient pressant dans le contexte actuel qui s’artificialise de plus en plus. Ouvrir l’épistémologie à d’autres manières de penser, c’est dépasser aussi la polarisation installée : pensée subjective (affective) et pensée objective (analytique, scientifique) pour cheminer vers une pensée créatrice et plurielle. Cette dernière permet la fusion Sujet-Objet à la suite de laquelle l’être humain[12] atteint des niveaux de complexité qui génèrent un renouvellement de la pensée.

Article 7

TRANSDISCIPLINARITÉ ET ÉGALITÉ DES ÊTRES HUMAINS AU TRAVERS DES SAVOIRS

En reconnaissant, grâce à la transdisciplinarité, les savoirs essentiels à l’être humain, ce dernier a la possibilité de les perpétuer depuis une triple position : d’autorité, de responsabilité et de reconnaissance envers d’autres êtres humains, en priorisant toujours les besoins de l’humain dans l’évolution. Admettre et promouvoir les savoirs essentiels à l’être humain, c’est changer profondément l’ordre du savoir à venir. L’IA ou toute autre forme artificielle ne peuvent pas imposer à l’être humain des inégalités face aux savoirs, tout comme elles ne peuvent pas participer à l’abaissement du niveau de l’intelligence humaine.

SIGNATURE DES PARTICIPANTES ET PARTICIPANTS :

[En ordre alphabétique]

Aïcha Benimmas, Nouveau-Brunswick, Canada

Sylvie Bergeron, Québec, Canada

Fadila Boutouchent, Saskatchewan, Canada

Fabien Colombo, Bordeaux, France

Dolorès Contray, Québec, Canada

Ilian Cruz-Panesso, Québec, Canada

François Grégoire, Québec, Canada

Julia Hall, Québec, Canada

Laura T. Ilea, Cluj, Roumanie

Yves Laberge, Québec, Canada

Chérif Matta, Nouvelle-Écosse, Canada

Matisse Makwanda, Québec, Canada

Gradora Molaire, Ontario, Canada

Déborah Nourrit, Montpellier, France

Florent Pasquier, Paris, France

Mattia Scarpulla, Québec, Canada

Mirella Tarmure Vadean, Québec, Canada

Florence Vinit, Québec, Canada

Hela Zahar, Ontario, Canada

Selma Zaiane-Ghalia, Nouveau-Brunswick, Canada

 

Bibliographie

  • Andler D (2023), Intelligence artificielle, intelligence humaine: la double énigme, Paris, Gallimard, « Essais ».
  • Bergeron S (2020), Humains ou IA, qui aura la première place ? Montréal, La Guaya.
  • Chan R, Brown GT & Ludlow L (2014), « What is the purpose of higher education? A comparison of institutional and student perspectives on the goals and purposes of completing a bachelor’s degree in the twenty-first century », American Educational Research Association (AERA),
  • Commission de l’éthique en sciences et technologie du Gouvernement du Québec : https://ethique.gouv.qc.ca/fr/actualites/ethique-hebdo/chatgpt-et-evaluation-des-apprentissages-quels-enjeux/?fbclid=IwAR2u1AiwmHBnI4JuG5E2QmBlvwXiuZdDpNJsHcBo2_7SWf6g6Z6iDLlxFdw
  • Morin E (2012), Les sept réformes nécessaires au XXIe siècle, Partie 2. Vidéo. KipUNchannel – Knowledge Information Policies, and Territorial Practices for the United Nations Millennium Platform. https://www.youtube.com/watch?v=dLTzVPmitlg
  • Morin E ([1990] 2005), Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, « Points Essais ».
  • Morin E (1990), Science avec conscience, Paris, Fayard, « Points ».
  • McGregor SLT (2017), « Transdisciplinary Pedagogy in Higher Education: Transdisciplinary Learning, Learning Cycles and Habits of Minds », In Transdisciplinarity Higher Education, Paul Gibbs éd., Springer International Publishing, p. 3-15.
  • Nicolescu B (1996), La transdisciplinarité. Manifeste, Monaco, Éditions du Rocher, « Transdisciplinarité ».
  • Nicolescu B (2016), Le Tiers caché dans les différents domaines de la connaissance, Le Bois d’Orion, « Sagesse ».
  • Pasquier F (2020), « Les nouveaux paradigmes éducatifs : quelles nécessités et quelles possibilités ? Mise en œuvre et évaluation d’une pédagogie intégrative et implicative (P2i) », in Phronesis -Pratiques quotidiennes du savoir s’adapter : témoignages 9, nᵒ 1, p. 70‑79.
  • Random M (1996), La pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Dervy.
  • « Sensibilité » Définition CNRTL https://www.cnrtl.fr/definition/sensibilit%C3%A9

ANNEXE

Le parcours de la Transdisciplinarité

Figure 1: Succession des Déclarations, Documents, Charte et Messages adoptés

Index :

[1] Commission de l’éthique en sciences et technologie du Gouvernement du Québec : https://ethique.gouv.qc.ca/fr/actualites/ethique-hebdo/chatgpt-et-evaluation-des-apprentissages-quels-enjeux/?fbclid=IwAR2u1AiwmHBnI4JuG5E2QmBlvwXiuZdDpNJsHcBo2_7SWf6g6Z6iDLlxFdw.  L’IA remplace le processus d’élaboration de pensée, elle efface la personne de l’étudiant-e, du chercheur/chercheuse, de l’enseignant-e, du professionnel/professionnelle. Elle opère un traitement de l’action de l’être humain plus à la façon d’un objet que d’un sujet.

[2] Voir https://www.cscience.ca/2023/03/30/intelligence-artificielle-les-scientifiques-gravement-inquiets/

[3] De plus, la traduction de l’anglais vers le français du terme « Intelligence » de l’expression « Artificial Intelligence » fait plutôt référence au « renseignement » qu’à une capacité essentielle (cognitive, intuitive ou autre) de l’être humain. Ainsi la traduction mot-à-mot de l’expression Artificial Intelligence serait « renseignement artificiel », où le sens de renseignement renvoie à des données informatiques, à la mémoire synthétique, ou à une simple statistique. Or, cela ouvre le débat sur la portée effective de l’Intelligence artificielle qui infiltre, à présent, tous les domaines de la vie, dont l’éducation. Pour plus de détails sur les deux types d’intelligence, voir aussi Andler D (2023), Intelligence artificielle, intelligence humaine: la double énigme, Paris, Gallimard. « Essais ».

[4] Random M. (1996), La pensée transdisciplinaire et le réel, Paris, Dervy.  

[5] Voir ci-dessous Annexe : Transdisciplinarité. Succession des Déclarations, Documents, Charte et Messages adoptés, représentation graphique et références complètes.

[6] Le besoin, plus puissant que le désir, plus substantiel que l’intention relève d’une autorité immanente qui évolue de l’intérieur à l’extérieur, et de l’individuel au collectif. Reconnaitre le besoin de réaliser quelque chose, c’est assumer et contenir tout ce qui peut intervenir dans le parcours d’accomplissement (bon et mauvais, attendu et inattendu à la fois, comme l’analyse la transdisciplinarité).

[7] McGregor S. L.T. (2017), « Transdisciplinary Pedagogy in Higher Education: Transdisciplinary Learning, Learning Cycles and Habits of Minds », In Transdisciplinarity Higher Education, Paul Gibbs ed., Springer International Publishing, p. 3‑15.

[8] Définition CNRTL https://www.cnrtl.fr/definition/sensibilit%C3%A9  

[9] Nicolescu B. (1996), La transdisciplinarité. Manifeste. Monaco, Éditions du Rocher, « Transdisciplinarité ».

[10] Pasquier, F. (2020). « Les nouveaux paradigmes éducatifs : quelles nécessités et quelles possibilités ? Mise en œuvre et évaluation d’une pédagogie intégrative et implicative (P2i) », Phronesis, 9(1), p. 70–79.

[11] L’ouverture de la pensée aux traditions a souvent été évoquée en lien avec la Transdisciplinarité. Voir la « Déclaration de Venise » (1986), adoptée à la suite du colloque « La science face aux confins de la connaissance : le prologue de notre passé culturel », Venise. En ligne https://ciret-transdisciplinarity.org/declaration_de_venise.php. Voir aussi l’ouvrage qui prend naissance lors du « Premier congrès mondial de la transdisciplinarité », Random M (1996). Ibid.

[12] Être humain : chercheur/chercheuse, enseignant.e, administrateur/administratrice, étudiant.e, professionnel/professionnelle.