Intervenantes : Gabrielle Bouchard (Fédération des Femmes du Québec), Nadia Duguay (Exeko), Laïty Ndiaye (Collectif Femmes Noires Musulmanes du Québec)
Date de la séance : 4 novembre 2019
Synthèse rédigée par Marc D. Lachapelle
Perspectives et dialogue est une démarche d’exploration et de recherche sur l’innovation sociale émancipatrice. Il s’agit de croiser les perspectives d’intervenant.e.s issu.e.s ou non du milieu de l’innovation sociale afin de ressortir les implications de l’innovation sociale émancipatrice et ses angles morts actuels. Pour en savoir plus sur la démarche : voir ici.
Pourquoi n’avons-nous pas entendu parler d’innovation sociale ?
L’innovation sociale est-elle féministe ? D’une part, certaines praticiennes se posent la question et tendent d’aborder leur pratique sous une perspective féministe. D’autre part, certaines organisations féministes n’ont jamais entendu parler d’innovation sociale ou encore se tiennent loin de ce milieu pouvant se rapprocher de l’entrepreneuriat social. Est-ce possible de rapprocher « innovation sociale » et « perspectives féministes » ? Qu’arrive-t-il lorsque nous croisons ces deux champs ? Lorsque nous créons un dialogue entre ces deux milieux parfois convergents, d’autres fois divergents ?
Les différents mouvements et organisations féministes au Québec ont toujours lutté et luttent toujours pour des transformations sociales majeures et émancipatrices. Luttes qui ont été/sont réprimées, invisibilisées ou sous-estimées. Luttes qui ont toutefois mené à de véritables « innovations sociales » à impact réel pour plusieurs groupes s’identifiant comme femme[1] en plus de converger et de s’allier avec des luttes LGBTQI2S+, antiracistes, décoloniales, autochtones et antispécistes. Très certainement, nous nous situons ici sous une vision forte de l’innovation sociale : radicale et émancipatrice.
Cependant, le concept « d’innovation sociale » demeure très absent des discours et positions féministes au Québec. Une raison très simple explique cette absence : la grande majorité des définitions de l’innovation sociale ne correspondent pas aux positions féministes. Lorsque les « problèmes sociaux » sont définis comme des défis à surmonter, que le changement repose sur un.e entrepreneur.e, que la solution soit simplifiée à une nouveauté ou encore une rencontre des besoins et sociaux, que la capacité d’action soit vue à la grande échelle sociale ; l’innovation sociale entre en opposition avec certaines positions féministes et ses formes de militantisme.
Sous une perspective féministe, les problèmes sociaux sont analysés sous la loupe des systèmes d’oppression (patriarcat, hétérosexisme, capitalisme…). le changement ne vient pas d’un.e individu.e, mais plutôt d’un processus collectif et inclusif. Les « solutions » mises en place ne visent pas seulement une satisfaction des besoins, mais aussi une lutte contre la discrimination et l’exclusion, la capacité d’action est le développement d’un pouvoir d’agir individuel et collectif. Bref, pour que l’innovation sociale fasse écho aux luttes féministes, c’est sa définition même qui doit être revue.
Quelle est la visée de l’innovation sociale ?
Une définition de l’innovation sociale nous en dit long sur la position de la personne qui la mobilise. Comment est défini un besoin ? Pour qui le projet est destiné ? Avec qui est-il développé ? Vers quel projet de société ? Une critique récurrente que nous avons tou.te.s entendue : l’innovation sociale ne reproduit-elle pas nos systèmes de domination ? Valorisation de la nouveauté, apologie de l’adaptabilité, changement via l’entrepreneur.e, convergence des buts économiques et sociaux…
Croiser les perspectives féministes avec l’innovation sociale nous amène à réfléchir à la visée de l’innovation sociale. Quel projet de société est porté par l’innovation sociale ? Quelle définition de la justice ? Quelle place à la vulnérabilité ? L’innovation sociale doit alors être l’occasion de créer un espace de réflexion et de discussion. Sous la perspective intersectionnelle, le changement ne peut passer que par les marges. C’est-à-dire, que si les oppressions s’entremêlent et se renforcent aux intersections des systèmes d’oppression (par exemple, en étant une femme racisée), le changement doit passer d’abord ces intersections et avec la participation des personnes qui s’y trouvent. Innover socialement, c’est participer à l’émancipation et la réduction des inégalités des personnes se retrouvant aux marges et surtout avec celles-ci – à l’inverse de la posture de l’entrepreneur-sauveur si souvent véhiculé dans le monde des entreprises sociales.
En somme, si l’innovation sociale adopte une posture radicale et émancipatrice, elle devra être constamment un rappel à l’ordre. Tout comme le font les mouvements féministes actuels, le rappel à l’ordre est l’occasion de rappeler les inégalités, les discriminations, les violences vécues par certains groupes marginalisés. Le projet innovation sociale doit donc constamment revoir ses angles morts et adopter une posture militante. Cela demande une capacité réflexive, des habiletés de recherche et collaboration inclusives et engagées qui devront être développées. À ce niveau, l’innovation sociale a tout à apprendre du milieu féministe.
Comment l’innovation sociale pourrait-elle être radicale et féministe ?
Est-ce possible de se réapproprier le concept d’innovation sociale comme féministe ? Au-delà de la visée, il est important d’analyser les stratégies et l’éthique reliées à l’innovation sociale. En effet, l’innovation sociale est une pratique. Il est possible de s’approprier le concept pour entrer en dialogue avec certains acteurs (ex. bailleurs de fonds), mais concrètement, au quotidien, comment mettons-nous en œuvre cette innovation sociale ? Cette pratique de l’innovation sociale doit donc être réflexive afin d’éviter toute forme de dérives ou d’angles morts. Une pratique intersectionnelle est une pratique qui se situe, mais c’est par rapport aux marges que cette situation se fait. Cette dimension demande à ce que le projet d’innovation sociale développe une réflexivité organisationnelle, une écoute attentive, une ouverture à la vulnérabilité. Il ne s’agit pas seulement de se demander qui ne parle pas à la table de décision, mais qui n’est pas présent.e, qui ne peut pas être présent.e. ? Pour quelles raisons ? Comment rendre l’innovation – et son processus de développement – accessible et inclusive ?
L’innovation sociale radicale et féministe sera juste. Ici, la justice sociale est prise sous une définition radicale. À l’opposé de la justice libérale basée sur l’individu, la norme et des événements particuliers, la justice radicale a pour unité de base le groupe, est socialement construite et s’inscrit dans un système plus large. Innover socialement, c’est aussi attaquer les systèmes d’oppression dans leurs injustices institutionnelles et structurelles, comme dans leur cruauté ordinaire et quotidienne.
L’innovation sociale comme processus réflexif et intersectionnel
Il s’agit bien d’une proposition claire qui ressort du dialogue entre les perspectives féministes et l’innovation sociale. Dans une logique d’émancipation, l’innovation sociale doit être conçue comme un processus réflexif et intersectionnel. Réflexif dans sa capacité de se questionner, se critiquer, se recentrer par rapport aux marges. Intersectionnel dans sa capacité de reconnaître l’imbrication et le renforcement des systèmes d’oppression et d’agir à même ces nœuds avec les personnes concernées. En effet, sous une perspective féministe, l’agentivité est un principe fondamental; c’est-à-dire il est important de reconnaître la faculté d’action d’un être, sa capacité d’agir sur son monde. Sous l’entrepreneuriat social, souvent l’entrepreneur.e est vu.e comme l’agent – la personne active – et les « bénéficiaires » comme des personnes passives. Sous la perspective intersectionnelle, les groupes marginalisés ont une agentivité, développent une réflexion critique de leur situation et mettent en œuvre des solutions (innovations). L’innovation sociale doit donc porter sur ces expérimentations déjà en cours et contribuer aux développements du pouvoir d’agir avec ces mêmes groupes.
Cette séance de dialogue entre les perspectives féministes et l’innovation sociale nous jette un regard critique sur cette dernière. Davantage de questions que de réponses se trouvent dans cet échange ! Preuve que le dialogue ne fait que commencer et que le champ de l’innovation sociale a beaucoup à apprendre des perspectives féministes. L’innovation sociale et émancipatrice sera féministe ou elle ne sera pas tout simplement pas émancipatrice. Les organisations et militantes féministes peuvent-elles aussi bénéficier de l’innovation sociale est des opportunités que ce champ ouvre ? Cependant, il ne faut pas oublier de perdre de vue les visées sociales et ainsi adopter une posture cohérente, réflexive et éthique dans les stratégies que l’on met en place.
[1] Les exemples « d’innovations sociales féministes » au Québec sont multiples. À titre d’exemple, les centres de la petite enfance, le réseau des centres de femmes.