Perspectives et dialogue – Perspectives décoloniales et innovation sociale

Intervenantes : Martine Eloy (Ligue des droits et libertés), Isabel Heck (Paroles d’ExcluEs), Marlei Pozzebon (HEC Montréal)
Date de la séance : 11 novembre 2019
Synthèse rédigée par Marc D. Lachapelle

Perspectives et dialogue est une démarche d’exploration et de recherche sur l’innovation sociale émancipatrice. Il s’agit de croiser les perspectives d’intervenant.e.s issu.e.s ou non du milieu de l’innovation sociale afin de ressortir les implications de l’innovation sociale émancipatrice et ses angles morts actuels. Pour en savoir plus sur la démarche : voir ici.

Est-ce que l’innovation sociale est un concept occidental ? Certain.e.s argumentent que l’innovation sociale est un projet de transformation sociale qui repose sur une vision occidentale (par exemple s’inspirant des théories de l’entrepreneuriat et de l’innovation). D’autres s’appuient sur une lecture alternative de l’innovation sociale. En effet, on peut trouver une variété d’histoires et de définitions issues de la vaste littérature du Sud qui revendiquent le concept d’innovation sociale. Afin de comprendre les implications d’une vision émancipatrice de l’innovation sociale, il est plus que pertinent d’entrer en dialogue avec ces perspectives décoloniales.

Lors de cette séance Perspectives et Dialogue, trois courants ont été soulignés comme source d’inspiration et de potentiel croisement avec le champ de l’innovation sociale. D’abord, le buen vivir qui nous amène à questionner la dimension ontologique de l’innovation sociale, en autres, à la relation entre les humains et les non-humains et l’esprit communautaire de nos vies. Ensuite, la recherche action et participative nous éclaire sur les dimensions épistémologiques et méthodologiques, plus particulièrement sur la collaboration démocratique et de co-construction des connaissances en innovation sociale. Finalement, le concept de tecnologia social nous propose un modèle opérationnalisable et multiniveaux de l’innovation sociale comme processus politique de transformation et de réagencement social.

Quelles sont les visées de l’innovation sociale? Les apports du buen vivir

Qu’arrive-t-il lorsque nous croisons innovation sociale et les perspectives décoloniales? Bien entendu, un des premiers constats a été de voir l’innovation sociale dans sa dimension émancipatrice : l’innovation sociale doit porter un projet de transformation radical qui vise à abolir les systèmes d’oppression. L’innovation est analysée à la fois dans sa dimension créative (créer de nouveaux espaces, nouveaux rapports sociaux), mais aussi sous sa dimension de résistance (c’est-à-dire qui s’ancre dans les luttes sociales du moment). Par exemple, pour les innovations sociales touchant les droits de la personne, il s’agit de : (1) reconnaître que la pleine réalisation des droits fondamentaux n’est pas compatible avec notre système social actuel et donc la nécessité d’innover d’un point de vue structurel ; (2) mais aussi, il est nécessaire de lutter pour le maintien ou la protection de certains droits. Les visées de l’innovation sociale s’inscrivent alors dans un processus politique qui dépasse sa dimension de « nouveauté ».

Aussi, croiser l’innovation sociale et les perspectives décoloniales nous amène à s’intéresser aux multiniveaux de la transformation sociale : la dimension macro (ex. système d’oppression), meso (ex. distribution du pouvoir-d’agir) et micro (ex. rapports de pouvoir). Il s’agit de multiplier les niveaux d’intervention, de faire ressortir les liens et multiples relations qui constituent notre complexité sociale. Ce n’est qu’à travers de ces multiples imbrications qu’il est possible de concevoir et d’intervenir dans la transformation sociale.

Le concept de buen vivir exprime bien cette vision alternative et englobante de l’innovation sociale issue du Sud. Les distinctions occidentales entre nature-culture, individus-sociétés font place à une ontologie relationnelle et universelle, où c’est l’interaction et la non-dissociation entre ces concepts qui priment. L’efficience, l’abondance, la croissance ou même l’impact social fait place à l’harmonie avec la nature ou la culture de la vie. La qualité de la vie n’est pas que matérielle, mais aussi spirituelle et communautaire. La communauté s’étend aux éléments humains et non-humains qui constituent notre environnement. Cette vision communautaire empêche toute forme de marchandisation de la « nature » et de la vie sociale[1].

Le buen vivir a des implications majeures, comme nous le verrons, sur le processus et le rôle de l’innovation sociale au Sud. En somme, les visées de l’innovation sociale ne touchent pas la « solution de problèmes contemporains », mais à contribuer à vivir bien ici et maintenant ; à assurer le bien-être de la communauté tout en acceptant la pluralité et les contradictions possibles[2].

L’innovation sociale comme processus de co-construction

Cette vision relationnelle et universelle de l’innovation sociale se traduit dans le processus d’innovation. Comparativement à une approche plus linéaire et séquentielle, l’accent est mis sur la dimension collaborative et coconstruite de l’innovation sociale. S’inspirant des modèles plus dialogiques et engagés tels que la recherche-action participative[3] et la pédagogie des opprimés[4], l’innovation sociale devient une méthode pour penser et actualiser l’inclusion sociale et la justice épistémique. Pour ce faire, il s’agit de faire entendre et reconnaître les différents savoirs et expériences qui existent ; d’admettre que tout processus de recherche et d’éducation est un acte politique ; de mettre au centre de la transformation sociale l’apprentissage des participant.e.s. La recherche-action participative devient alors une posture de recherche et d’intervention pertinente pour l’innovation sociale. L’éducation populaire comme pensée par Paolo Freire devient elle-même source d’innovation sociale, développant le pouvoir d’agir individuel et collectif tout en contribuant à une transformation sociale plus large.

C’est d’ailleurs sous cette philosophie que c’est constitué l’initiative Paroles d’ExcluEs dans le quartier Montréal-Nord[5]. Leur démarche d’intervention met au centre du processus les citoyen.ne.s qui sont les personnes qui vivent et résolvent les problèmes qu’elles et ils vivent. L’organisme joue le rôle d’accompagnateur dans les démarches de mobilisation et des luttes contre la pauvreté et l’exclusion. Cet exemple, qui s’inspire des incubateurs sociaux au Brésil, représente bien le processus d’innovation sociale comme coconstruit et multiniveaux. Paroles d’ExcluEs exerce « une influence sur quatre zones de transformation sociétale, à savoir : l’espace du monde vécu, le champ des pratiques de l’action communautaire, la scène de l’action institutionnelle liée au développement social et l’univers des grandes orientations culturelles »[6].

Ces initiatives tel que Paroles d’ExcluEs ou encore les incubateurs sociaux au Brésil sont vus comme une tecnologia social [technologie sociale]. Ces tecnologias socials s’opposent aux définitions techniques et au processus d’innovation technologique du Nord. Ici, la technologie est à la fois un arrangement social et technique qui est générateur de transformations sociales, mais aussi un ensemble de pratiques, un processus politique et conflictuel[7]. Par exemple, l’agroécologie est une tecnologia social qui regroupe une combinaison de techniques et savoirs (autochtones, experts, expérientiels), qui porte une vision écologique et politique de l’agriculture et qui s’oppose aux technologies et au développement agro-industriel[8]. La tecnologia social est donc à la fois le résultat et processus d’innovation qui répond au buen vivir. Elle se « distingue de la technologie conventionnelle en raison de son développement et son implémentation qui s’inscrivent à même les interactions communautaires et se basent sur les intérêts et besoins de ces communautés afin de promouvoir une transformation sociale »[9].

L’innovation sociale comme nouvelles trajectoires de « développement »

Ainsi, croiser l’innovation sociale et les perspectives décoloniales nous présente une définition alternative de ce concept. Une histoire où des groupes du Sud s’approprient et transforment ce concept déjà politisé. Une définition qui s’appuie sur des expériences transformatrices, des approches pédagogiques et de recherche, des littératures variées et qui propose une vision alternative du monde dans un souci de justice sociale, environnementale et épistémique.

L’innovation sociale ouvre donc sur une pluralité de trajectoires de « développement ». Des trajectoires décoloniales, car elles refusent la trajectoire unique imposée par la colonisation et la mondialisation et refusent la primauté de la pensée scientifique. Des trajectoires qui s’ouvrent sur des points de conversation pertinents pour le Nord : le respect de la nature, de la vie communautaire et de la spiritualité. De plus, comme bon nombre de personnes qui s’intéressent aux dynamiques Nord-Sud – qu’il ne faut pas voir seulement comme une séparation géographique, mais plutôt comme des espaces globaux. Il y a désormais du Sud au Nord, comme il y a du Nord au Sud[10]. Raison de plus pour nourrir un dialogue les discours de l’innovation sociale du Sud avec ceux du Nord, surtout si on aspire à une vision émancipatrice de l’innovation sociale. Cette discussion dans le cadre des séances Perspectives et Dialogue ouvre un espace de réflexion et de reconsidération de l’innovation sociale avec les perspectives décoloniales, tant dans ses visées, que son processus et ses dimensions de résistance et de création. Il s’agit de reconnaître l’innovation sociale comme une opportunité de revoir les trajectoires de développement, d’admettre sa dimension politique et travailler dans une logique relationnelle et de co-construction.

[1] Gudynas, Eduardo, (2011). « Buen Vivir : Today’s tomorrow », Development, no. 54, vol. 4, p.441-447 [en ligne]

[2] Escobar, Arturo, (2018). An Interview : Farewell to Development, The Great Transition Initiative, Février 2018 [en ligne]; De Sousa Santos, Boaventura (2016). Épistémologie du Sud: mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris : Desclée de Brouwer.

[3] Voir les travaux d’Orlando Fals Borda sur la recherche-action participative; Diaz, Liliana et Godrie, Baptiste, (2020). Décoloniser les sciences sociales. Descolonizar las ciencias sociales. Une anthologie bilingue de textes d’Orlando Fals Borda (1925-2008), Éditions Science et Bien Commun.

[4] Voir les travaux de Paolo Freire; Freire, P. (2006). La pédagogie de l’autonomie, Toulouse : Ériès.

[5] http://www.parole-dexclues.ca

[6] Fontan, Jean-Marc et Heck, Isabel, (2019). « Paroles d’ExcluEs, La trajectoire d’un modèle innovant et transformateur pour une société sans pauvreté » dans Klein, Juan-Luis et collaborateurs, Trajectoires d’innovation, Québec : Les Presses de l’Université du Québec, p.177.

[7] Pozzebon, Marlei et Fontenelle, Isleide Arruda, (2018). « Fostering the post-development debate : the Latin American concept of tecnologia social », Third World Quarterly, [en ligne].

[8] Exemple donné par Marlei Pozzebon et Isleide Arruda Fontenelle, opt. cit.

[9] Idem, p.5.

[10] Par exemple, les travailleurs étrangers agricoles et les travailleuses domestiques migrantes au Québec et Canada. Pour une réflexion sur l’internationalisme et les relations Nord-Sud, voir Sondarjee, Maïka, (2020). Perdre le Sud. Décoloniser la solidarité internationale. Montréal : Écosociété.