Intervenant.e.s : Étudiant.e.s du CRISES
Date de la séance : 27 janvier 2021 dans le cadre du colloque étudiant du CRISES
Synthèse rédigée par Marc D. Lachapelle
Perspectives et dialogue est une démarche d’exploration et de recherche sur l’innovation sociale émancipatrice. Il s’agit de croiser les perspectives d’intervenant.e.s issu.e.s ou non du milieu de l’innovation sociale afin de ressortir les implications de l’innovation sociale émancipatrice et ses angles morts actuels. Pour en savoir plus sur la démarche : voir ici.
Quelles pratiques de la recherche à adopter et à développer dans un contexte d’innovation sociale? C’est une question qui anime particulièrement les étudiant.e.s du CRISES qui, tout en se développant comme chercheuses et chercheurs, souhaitent contribuer à une transformation de nos sociétés. En contribuant à la programmation scientifique du CRISES, les étudiant.e.s participent au double défi « à la fois sociétal et analytique : analyser la contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale.[1] » Ainsi, c’est une véritable posture d’engagement qui est prise lorsqu’on entame un travail de recherche sur les innovations sociales. Pour le CRISES, la recherche est considérée comme un véritable projet de participation et contribution à la transformation sociale profonde[2].
C’est dans ce contexte que l’atelier Perspectives et dialogue[3] sur les pratiques de recherche engagée a été organisée. L’objectif était d’amener les étudiant.e.s à se prononcer sur les questions et enjeux de la recherche engagée. Cette synthèse vise à rassembler les discussions, soulever les obstacles et défis rencontrés et esquisser des pistes de propositions afin de développer une posture de chercheur.euse réflexive et cohérente. Car, dans un contexte où les notions de justice environnementale et sociale constituent les orientations phares du programme de recherche du CRISES, quelles sont les implications en termes de pratiques de recherche ? Quels sont les changements méthodologiques à considérer ? Quelles postures de recherche à adopter ? Quelles sont les pratiques de recherche inclusives et anti-oppressives à mettre en place ? Que serait-ce une démarche de recherche engagée ?
L’atelier a été l’occasion aux étudiant.e.s du CRISES de se prononcer sur ces questions, de partager leurs pratiques et d’échanger leurs expériences. En effet, le contexte multidisciplinaire du colloque a permis d’ouvrir ce chantier de réflexion en dépassant certains cadres de recherche disciplinaires – une occasion de transversalité. Aussi, le fait que les participant.e.s soient des étudiant.e.s a fait en sortes d’ouvrir le dialogue sur leurs expériences dans leur développement à titre de jeune chercheur.e. L’approche s’est aussi voulue horizontale et participative (animé par un étudiant du CRISES). L’atelier a rassemblé plus d’une quarantaine de participant.e.s, à la fois du corps étudiant et professoral. Cette synthèse revient sur deux grandes questions qui ont été posées au groupe : Qu’est-ce que la recherche engagée en contexte d’innovation sociale ? & Quels enjeux, défis et questionnements ont été rencontrés à titre d’étudiant.e-chercheur.euse ?
Qu’est-ce que la recherche engagée en contexte d’innovation sociale ?
La première question qui a été posée au groupe porte sur la définition même de ce qu’est « une recherche engagée ». À ce titre, les étudiant.e.s du CRISES distinguent trois caractéristiques. Premièrement, une recherche engagée porte sur des problèmes vécus par des acteurs sociaux. Qu’ils soient de nature environnementale, sociale, économique, ces problèmes sont des enjeux réels et actuels d’une communauté ou d’un groupe. Le travail de recherche vise justement à intervenir sur la problématique étudiée. Ainsi, la recherche engagée doit contribuer à la transformation sociale et à une plus grande justice sociale et environnementale. Elle doit être porteuse de sens pour la collectivité. En somme, une première caractérise de la recherche engagée touche « le sujet » ou « l’objet » même de la recherche. La recherche doit s’ancrer dans une expérience réelle et actuelle, tout en envisageant apporter une réponse significative. Cette caractéristique amène la question à savoir si certains sujets ou mêmes disciplines de recherche sont plus adaptés à « être engagés ».
Deuxièmement, une recherche engagée est aussi un processus engageant et engagé. Engageant, dans le sens où les parties prenantes de la recherche s’engagent dans un travail collaboratif de co-construction de la problématique, des connaissances et des apprentissages. Engagé, car ce processus est l’occasion de développer le pouvoir-d’agir des participant.e.s, tout comme de rendre visible les voix non écoutées et de reconnaître les savoirs dévalorisés. Cette caractéristique soulève de nombreux enjeux en termes de démarche de recherche. Par exemple, comment développer une véritable démarche collaborative, inclusive et égalitaire ? Mais aussi en ce qui a trait des méthodes de diffusion des retombées de la recherche qui doivent être mises sur pied : quel transfert et diffusion des savoirs versus l’appropriation des savoirs expérientiels et ancestraux ; quelle vulgarisation et quel langage à mobiliser ; quelle mobilisation des connaissances ; etc.
Finalement, la troisième caractéristique porte sur la posture de la chercheuse ou du chercheur engagé.e. Les étudiant.e.s du CRISES ont noté que le travail de recherche engagée est nécessairement politique. À la fois en raison de son choix des problématiques étudiées et de son processus collaboratif, la recherche engagée contribue à la transformation sociale et donc porte une vision du monde et des valeurs sociales. La chercheuse et le chercheur en innovation sociale est en quelque sorte un.e activiste académique. De par la nature de sa recherche et de son intervention, il est donc nécessaire que l’on adopte une posture critique, réflexive et éthique. La recherche engagée est aussi l’engagement du chercheur ou de la chercheuse envers son travail de recherche. Cette caractéristique soulève des questionnements concernant l’influence exercée par le ou la chercheur.euse, la transformation du/de la chercheur.euse avec son travail de recherche et les effets mêmes du travail de recherche.
En somme, trois caractéristiques clés ressortent du travail de réflexion fait lors de l’atelier. Il est donc possible de proposer une définition élémentaire de la recherche engagée selon les étudiant.e.s du CRISES : Une recherche engagée est un processus d’investigation et de co-construction des connaissances avec des « acteurs[4] » qui vise à répondre à une problématique vécue par ces derniers et développer leur pouvoir-d’agir, où le ou chercheur.euse joue un rôle actif et déterminant dans les transformations qui en résultent. Cette recherche se veut inclusive et égalitaire tout en contribuant à une plus grande justice sociale, environnementale et épistémique.
Quels enjeux, défis et questionnements ont été rencontrés à titre d’étudiant.e-chercheur.euse ?
Pour répondre à cette question, les étudiant.e.s ont travaillé en sous-groupe afin d’identifier à partir de leurs expériences les enjeux, défis et questionnements qu’elles et ils ont rencontré. Les réponses ont été récoltées sur un tableau blanc virtuel et je propose ici la synthèse autour de trois grandes catégories : le rôle de l’étudiant.e-chercheur.euse ; le travail de recherche ; la diffusion de la recherche.
Le rôle de l’étudiant.e-chercheur.euse
La recherche engagée soulève de nombreux enjeux pour le ou la chercheur.euse en innovation sociale. D’abord, la proximité et l’engagement de la personne – que nous avons identifié comme une caractéristique-clé – font en sorte qu’on ne peut avoir une attitude neutre envers notre recherche. En termes d’enjeux, les étudiant.e.s ont soulevé : l’engagement émotionnel, les biais possibles, la difficile conjugaison d’engagement et de rigueur. Bref, il y a une question de « cadrage » émotionnel et temporel qui doit être fait afin de bien définir où se situent et où s’arrêtent le travail de recherche et le rôle du/de la chercheur.euse, afin d’éviter toute forme d’épuisement et de surinvestissement.
Ensuite, le groupe a souligné la question de la légitimité en tant qu’étudiant.e.. Face à des démarches de recherche engagée, des protocoles de recherche parfois complexe et s’établissant sur le moyen/long terme (ex. recherche partenariale), quelle est la légitimité de l’étudiant.e. comme apprenti.e chercheur.euse ? Le mémoire de maîtrise et la thèse de doctorat sont l’occasion de se former et développer nos approches pédagogiques à même le travail de recherche. Dans un contexte où l’on entre en relation de collaboration et de coconstruction des savoirs avec le partenaire de la recherche, l’étudiant.e. se place aussi dans la posture de l’apprenant.e, voire parfois se sentir comme imposteur.e à titre de chercheur.euse. Ainsi, cela soulève une question de légitimité, mais aussi d’acceptation et de soutien de la part du partenaire.
Finalement, il a été question des habiletés interpersonnelles et engagées à maîtriser et à développer chez l’étudiant.e-chercheur.euse : habilité à communiquer de façon non-violente, l’empathie, l’intelligence émotionnelle, la vulgarisation, la posture d’allié.e. En somme, en raison du caractère engagé de la recherche, le chercheur.euse doit se trouver dans une posture d’écoute et d’ouverture qui demande des aptitudes précises et qui, par ailleurs, de font pas partie des programmes de formation à la recherche.
La démarche de recherche engagée
Cette deuxième catégorie regroupe tout ce qui a trait à la démarche de recherche engagée. À commencer par le choix même du sujet de recherche. En effet, avant même de débuter le travail de recherche – qu’il soit partenarial ou non – l’étudiant.e doit choisir son sujet de recherche ou du moins l’orientation qu’elle ou il souhaite prendre. Bien que la problématique de recherche en soi peut être coconstruite, il en demeure que le choix de départ doit considérer un « problème vécu », avoir une certaine légitimité. Comment évaluer cette légitimité ? Certain.e.s ont même soulevé la question que dans un groupe de recherche tel que le CRISES, comment justifier un projet s’il ne traite pas a priori d’innovation sociale. Surtout que signifie faire de la recherche en innovation sociale ? Finalement, d’autres ont souligné la tension généralité-spécificité dans un contexte de transformation sociale. Sur quelle dimension mettre l’accent ? En somme, il est possible de voir que plusieurs questions touchant la légitimité du sujet se posent en amont du travail de recherche – et qui bien entendu évolueront et se justifieront lors de la démarche.
Il y a aussi des considérations à avoir sur le travail de recherche en proprement dit. Ici, c’est davantage la dimension collaborative de la recherche engagée qui soulève des enjeux. Les étudiant.e.s ont mentionné la tension entre l’aspect participatif et critique : Comment mobiliser la dimension critique alors que le ou la chercheur.euse et le partenaire sont investi.e.s ? Comment présenter des hypothèses ou conclusions qui vont à l’encontre de la vision ou du projet du partenaire ? Cette tension illustre la délicatesse et les habiletés interpersonnelles nécessaires pour entreprendre une recherche engagée. Les dimensions éthiques sont beaucoup plus saillantes en raison de l’engagement du/de la chercheur.e et du partenaire. À ce titre, il a été mentionné que le consentement des participant.e.s est primordiale, mais parfois difficile si une partie des informations significative sont révélées ou encore qu’il y a une opposition entre la protection d’intérêts particuliers et une plus grande justice sociale et épistémique. Bref, ces considération soulignent la complexité d’une démarche de recherche engagée, particulièrement pour un.e étudiant.e qui s’initie à ces méthodes de recherche et des enjeux qu’elles sous-tendent.
Aussi, nous devons considérer le contexte dans lequel se déroule la recherche engagée. Un mémoire de maîtrise ou une thèse de doctorat impose des cadres bien précis qui sont délimités par la faculté universitaire : échéancier, étapes à suivre, financement, format de présentation et d’évaluation… Dans le cas d’une recherche engagée, on doit se questionner si ces cadres sont bel et bien adaptés, dans le cas contraire les ajuster ou ajuster la démarche de recherche. La dimension temporelle est un exemple parlant. Par exemple, comment s’initier à la recherche partenariale qui demande le développement d’une relation de confiance, alors que les mémoires doivent s’étendre sur moins d’une année de « terrain » ? Au-delà des cadres institutionnels, il existe aussi des contraintes disciplinaires. En effet, certaines disciplines ou départements peuvent être plus ou moins outillés pour encadrer une recherche engagée – certain.e.s étudiant.e.s ont d’ailleurs souligné que dans leur département cette question d’engagement ne se posait même pas ! Aussi, si certaines approches ou sujets de recherche demandent des habiletés variées et même de l’interdisciplinarité, l’expérience de certain.e.s démontrent qu’il peut être parfois difficile de les mobiliser et de les faire reconnaître. En somme, la recherche engagée soulève un enjeu crucial sur la capacité institutionnelle de l’université à bien encadrer ce type de recherche. D’autant plus qu’elle se veut collaborative et égalitaire, alors que le processus de rédaction et d’évaluation est individuel et que la relation étudiant.e-directeur.trice-comité d’évaluation soit teintée de hiérarchie.
Le dernier aspect touchant la démarche de recherche se résume à la validité. Le travail de recherche engagée est à la fois en quête de validité scientifique, mais aussi sociale. La première étant « accordée » par le cadre d’encadrement et d’évaluation du mémoire ou de la thèse. La deuxième n’est cependant pas prise en compte dans le processus évaluatif. La validité sociale soulève d’ailleurs deux questions : Quelles sont les critères d’évaluation de validité sociale ? Qui participe à ce processus d’évaluation ? Bref, afin d’être cohérent avec la démarche de recherche engagée, les étudiant.e.s accompagné.e.s de leur directeur.trice et département doivent adresser cette question de validité sociale et même la concilier avec la validité scientifique.
La diffusion de la recherche
La dernière catégorie se trouve en aval de la démarche de recherche engagée et touche l’enjeu de diffusion de la recherche. Tout d’abord, il est évident qu’en raison de ses caractéristiques participatives et engagées, la recherche en innovation sociale doit retourner les savoirs et apprentissages au partenaire ou milieu dans lequel la recherche s’est effectuée. Il en est de la responsabilité du/de la chercheur.euse. Comment diffuser cette recherche ? Avec quel médium ? Quels savoirs sont pertinents ? Comme nous l’avons souligné plus haut, comment partager des apprentissages qui contredisent et s’inscrivent en faux du discours, des pratiques ou des aspirations du partenaire ? Cependant, l’étudiant.e est une personne laissée à elle-même dans ce travail de diffusion. Celui-ci doit être fait après le dépôt de mémoire ou de thèse, lorsque l’étudiant.e n’a plus nécessairement de lien institutionnel ou de financement. Aussi, les codes d’écriture du mémoire, d’une thèse ou d’une thèse par article ne correspondent pas nécessairement aux codes connus des participant.e.s. Bref, on peut se questionner sur la responsabilité institutionnelle des universités, des groupes de recherche et des organismes subventionnaires de supporter ce travail de diffusion si on adopte un discours de recherche engagée. Finalement, nous devons aussi soulever la question de la diffusion dans un sens large. Au-delà de l’accès public du travail de recherche via la bibliothèque universitaire, quels efforts et encadrements doivent être mis pour élargir l’impact de la recherche dans la communauté en général ?
Conclusion
Cette synthèse visait à revenir sur les points essentiels discuter lors de l’atelier et surtout d’offrir une liste de question ainsi que des pistes de réponse sur la recherche engagée en contexte d’innovation sociale. Bien que le terme « recherche engagée » soit large et sans consensus clair dans la littérature scientifique, voire peu mobiliser à proprement dit, ce terme nous a permis d’ouvrir la discussion sur le rôle du/de la chercheur.euse, de la démarche et des impacts de la recherche en contexte universitaire. Partant du point que faire de la recherche sur les innovations sociales implique nécessairement de contribuer d’une façon ou d’une autre à la transformation de notre monde, il est primordial de faire un retour réflexif sur notre pratique de la recherche.
L’atelier nous a permis de mettre le doigt sur trois caractéristiques-clés de la recherche engagée (intervention sur des problèmes vécus, processus engageant et engagé, engagement du/de la chercheur.euse) et de proposer une première définition de ce qu’est la recherche engagée. De plus, plusieurs questionnements allant du rôle du/de la chercheur.euse, de la démarche de recherche, en passant par les contraintes institutionnelles, les enjeux de la validité sociale et la diffusion de la recherche ont été soulevés. Ce travail permet aux étudiant.e.s-chercheur.euse.s de prendre conscience du potentiel transformateur de la recherche, mais aussi des écueils possibles. Il est aussi l’occasion d’ouvrir un dialogue avec les groupes de recherche, tel que le CRISES, les départements universitaires et les programmes de maîtrise et de doctorat afin de réfléchir aux contraintes et conditions facilitantes à entreprendre une démarche de recherche engagée. Bref, d’assumer une responsabilité collective à titre de membres de « l’Académie », mais aussi de parties prenantes dans nos communautés et nos sociétés. Car la relation université-communauté en est une coconstruite et où la personne qui a plus de pouvoir (bien souvent l’universitaire) doit assumer une plus grande part de responsabilité et d’engagement.
[1] Programmation scientifique du CRISES, https://crises.uqam.ca/recherche/programmation-scientifique/
[2] Pour plus de détails, voir la programmation scientifique 2020-2027 ; Lefèvre, Sylvain, 2020.
[3] Perspectives et dialogue est une série d’atelier de rencontre et cocréation sur l’innovation sociale. Pour plus d’informations voir le site du CRITS (à venir).
[4] Dans cette définition, le terme « acteurs » doit être pris dans un sens large, pouvant représenter des collectifs, des organisations, des sociétés, voire aussi des non-humains afin d’être en cohérence avec d’autres ontologies autre que le Naturalisme occidental (qui distingue nature-culture).