Auteur: Mattia Scarpulla
Chercheur postdoctoral (financement FRQSC)
École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère, Université Saint-Paul, Ottawa.
mscarpul@ustpaul.ca
Résumé : Je travaille sur des pédagogies de la rencontre, en m’appuyant sur des dispositifs permettant des transmissions non prises en compte dans les objectifs initiaux d’un cours ou d’un atelier, et non évaluables par des crédits universitaires. Mes formations possèdent toujours une nature transdisciplinaire. Durant mon deuxième doctorat (Québec, 2017-2022), j’ai développé une spécialisation touchant aux études en danse, aux études littéraires et à la recherche-création. J’ai développé des ateliers en création littéraire enrichis de pratiques somatiques (yoga, Do-In, Feldenkrais). Si le but principal est la pratique de l’écriture, le passage par une conscientisation corporelle offre aux participant⸱e⸱s des techniques d’autoréflexion sur leur rapport à l’écriture comme profession ou comme moyen de relation avec les autres. Cette forme de processus est possible grâce à l’introduction d’outils d’une discipline dans le cadre éducatif d’une autre. Actuellement, en tant que chercheur postdoctoral (Ottawa, 2022-2024), j’approfondis l’étude de ce processus pédagogique en sciences sociales, par la rencontre de la création littéraire avec des formations dédiées à l’action sociale. Cet article retrace le développement de mes recherches sur sept ans. J’y définis mon approche transdisciplinaire par des exemples d’ateliers et de résidence de création.
Mots clés : Écriture, innovation sociale, pratique somatique, pédagogie de la rencontre, atelier
Introduction
À travers mon deuxième doctorat en études littéraires (2017-2022), à l’Université Laval de Québec, j’ai développé une spécialisation en recherche-création. J’ai travaillé sur la conception de formations en création littéraire enrichies de pratiques somatiques. Si le but principal est la pratique de l’écriture, le passage par une conscientisation corporelle offre aux participant⸱e⸱s des techniques d’autoréflexion sur leur rapport à l’écriture comme profession ou comme moyen de relation avec les autres. Actuellement, à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, en tant que stagiaire postdoctoral, je travaille sur l’atelier d’écriture en innovation sociale.
Mon parcours universitaire et mes objectifs de recherche sont transdisciplinaires. En introduction à un ouvrage sur la construction disciplinaire des études en danse (Franco et Nordera, 2005, p. XI), l’historienne Marina Nordera cite L’ordre du discours de Michel Foucault :
[…] Une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corps de propositions considérées comme vraies, un ensemble de règles et de définitions, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue une sorte de système anonyme à la disposition de qui veut ou qui peut s’en servir […] (Foucault, 1970 – 2001, p. 10).
Dans ce passage, Foucault ouvre l’identité d’une discipline à sa puissance transdisciplinaire. Au fil de son histoire, une discipline est constituée de cas à analyser, et d’un ensemble de méthodes et de théories établies comme points de départ pour agencer des réflexions. Foucault souligne aussi qu’une discipline doit être « prête à servir » pour permettre son usage concret dans le domaine d’activité de chaque universitaire. Quelques lignes après, il écrit : « Pour qu’il y ait discipline, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler, et de formuler indéfiniment, des propositions nouvelles » (Foucault, op. cit., p. 11 ; dans Franco et Nordera, op. cit., p. XII). Les paradigmes, les méthodes et d’autres outils théoriques ne servent pas à fixer à jamais une discipline mais à laisser en mouvement sa nature transdisciplinaire dans de nouveaux usages théoriques et pratiques.
Nordera explique à l’aide de Foucault que les études en danse sont un champ de phénomènes performatifs, pratiques et théoriques, qui se sont tissés à la limite des arts, de l’anthropologie, de l’histoire, de la sociologie, des études culturelles, des études de genre, etc., et qui sont aujourd’hui étudiées à l’université « comme une discipline ».
Une conception transdisciplinaire de la recherche se retrouve dans le premier centre dédié aux cultural studies, à partir des années 1950, à l’Université de Birmingham. On y analysait des phénomènes sociaux à travers des contextes artistiques, économiques, politiques, traditionnels et idéologiques. Stuart Hall, qui participait à ce mouvement, rappelle dans plusieurs articles que toute approche disciplinaire pouvait être utilisée pour une étude de cas (Hall, 2007). Il mentionne aussi que ce premier centre de recherche s’est développé en même temps que des cours en formation continue, dispositif pour adultes de tout âge, tenant compte de la richesse des parcours des étudiant⸱e⸱s (ibidem, p. 49-69). Les enseignant⸱e⸱s articulaient la transmission d’un contenu disciplinaire à l’expérience pratique des personnes inscrites, dont les études n’étaient qu’un aspect de l’existence professionnelle. Au fil des années 1970, Hall développe la « théorie de l’articulation » (Cervulle, ibidem, p. 38) transposant cette conception de la formation continue à tout autre cursus universitaire : ce qui est important n’est pas l’apprentissage d’un savoir, mais comment celui-ci s’enracinera de manière réflexive et pratique dans l’existence des étudiant⸱e⸱s. La « théorie de l’articulation » est « […] un moyen de comprendre comment des éléments idéologiques en viennent, sous certaines conditions, à former un ensemble cohérent dans un discours […] » (ibidem). Un contexte idéologique, historique et culturel accompagne les origines et les développements de chaque discipline, et il est transdisciplinaire parce que les enjeux de sa constitution et de ses usages s’articulent entre eux de manière plurielle, comme Nordera l’évoque à travers Foucault par les études en danse.
À travers ses recherches, Stuart Hall relie les études postcoloniales et l’analyse littéraire aux médias et au cinéma. Il questionne les origines idéologiques et traditionnelles d’un savoir ou d’un phénomène. D’une façon similaire, dans mes recherches, j’essaie de transmettre des compétences artistiques et littéraires tout en créant des espaces de discussion autour de la place des arts dans notre société. Ces espaces devraient permettre d’articuler les études artistiques et littéraires avec tout autre contenu disciplinaire et social qui pourra servir pour comprendre les expériences et les phénomènes analysés.
Dans le présent article, je retrace mon parcours couvrant mes recherches depuis mon doctorat à l’Université Laval jusqu’à mon postdoctorat à l’Université Saint-Paul. Dans mon parcours transdisciplinaire, j’ai essayé de concevoir des expériences créatives où les participant⸱e⸱s restent attentif⸱ve⸱s au contexte culturel de la discipline artistique et au fait que celle-ci peut être en moyen pour penser la société.
L’intégration des pratiques somatiques en création littéraire
Dans le cadre de mon doctorat en Études littéraires, volet recherche-création à l’Université Laval, j’ai analysé des ateliers somatiques d’écriture, que j’anime depuis 2015 en collaboration avec des universités et des organismes en littérature, et j’ai questionné ce que l’éducation somatique apporte à la création littéraire.
Au début du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, l’éducation somatique est utilisée en médecine et dans le domaine de la santé. Ensuite, plusieurs techniques somatiques sont devenues des pratiques physiques de bien-être (yoga, Pilates), mais aussi des activités artistiques. L’éducation somatique permet une perception profonde du corps et un entraînement holistique de la musculature, du système neurologique et des organes par des séries d’exercices, qui sont en partie accessibles à toustes, parce qu’ils sont une forme de gymnastique douce. Par la pratique des techniques somatiques dans des ateliers d’écriture, j’ai expérimenté l’intégration aux études littéraires d’une dimension physiologique. Cette dimension est écosomatique, c’est-à-dire que la conscientisation corporelle rend évident que tout échange avec notre environnement influence notre état de santé, nos actions, et donc aussi notre relation avec notre profession (Bardet, Clavel et Ginot, 2019). Un exemple : dans plusieurs pratiques, et aussi dans mes ateliers, la classe ferme les yeux. Chacun⸱e utilise alors davantage les autres sens, ce qui modifie l’angle de conscientisation de son propre corps, mais aussi son écoute par rapport à la collectivité qui l’entoure. En se percevant davantage de l’intérieur, un individu pense différemment dans le groupe durant le temps de l’expérience. Le simple fait de fermer les yeux pourrait donc apporter une nouvelle écoute collective au sein de cours dans d’autres disciplines, hors du domaine performatif et littéraire.
Dans mon dispositif d’ateliers d’écriture, les participant⸱e⸱s sont amené⸱e⸱s à ressentir leur corps matériel et sensoriel. Les exercices d’écriture se construisent sur cette expérience, même si les personnes sont invitées à écrire sur d’autres thématiques (l’amour, le climat, la famille, etc.). Dans la transformation progressive émotionnelle et représentative de soi, générée par les exercices, se retrouve inconsciemment un niveau critique : on intègre un questionnement sur ses propres représentations identitaires ; on tente par exemple de penser le geste d’écrire sans avoir besoin de se définir selon les rôles attribués par le contexte social et professionnel. Ce niveau critique préexiste et dépasse le dispositif créatif. Il ouvre une problématique plus large, soulevant des questions du type : qu’est-ce que cela changerait dans le rapport entre une personne et son désir de créer des poèmes si elle mettait en doute les identités traditionnelles de l’écrivain⸱e ? Est-ce qu’elle aurait toujours envie de se relier à une collectivité par ses œuvres si elle ne se considérait plus comme partie intégrante d’un système de valeurs artistiques ?
Mes ateliers somatiques d’écriture sont organisés sous forme de cours hebdomadaires ou bien de formations intensives sur un ou plusieurs jours. Ils se structurent sur l’alternance de temps d’activités physiques et d’écriture. Les temps d’activités physiques se constituent d’exercices extraits de trois techniques : le yoga ; le Do-In, des automassages japonais appartenant aux arts martiaux, qui reprennent les bases de la médecine chinoise ; et la méthode Feldenkrais, qui a été expérimentée dans les hôpitaux militaires durant la Seconde Guerre Mondiale par Moshe Feldenkrais, puis théorisée par lui-même après la guerre[1]. Pendant une séance, les participant⸱e⸱s explorent leur organisme. Durant les temps d’écriture, je donne moins de consignes que pendant les temps d’activités physiques, et les consignes diminuent d’une séance à l’autre. Durant la première séance, je parle de l’expérience proposée entre mouvement et écriture, j’invite à créer des ébauches ayant certaines caractéristiques, et je propose des exercices écrits pour remanier des détails et des qualités des textes. Puis, dans les séances suivantes, j’introduis quelques observations et conseils, jusqu’à ne plus gérer que la logistique du début et de la fin des phases de travail, pendant que je laisse les personnes développer les œuvres à leur manière en relation avec les explorations somatiques.
Des temps de discussion sont toujours présents et essentiels. Il est important de passer par le langage oral pour traduire la perception corporelle et le vécu mental, parce que les participant⸱e⸱s font généralement dévier la conversation vers des sujets inattendus et des dimensions littéraires qui ne semblent pas avoir de lien direct avec la formation, mais qui sont en résonnance étroite avec leur introspection somatique.
Figure 1. Atelier d’écriture. Nora Atalla, Martin Fournier, Christiane Lahaie, Sara Lazzaroni, Karine Légeron. Université Laval, 2020.
Figure 2. Atelier d’écriture. Karine Légeron. Université Laval, 2020.
Figure 3. Atelier d’écriture. Nora Atalla et Sara Lazzaroni. Université Laval, 2020.
Par ma méthode d’enseignement, les participant⸱e⸱s progressent dans un processus de distanciation entre soi-même et ses écrits : on explore son corps avant de se concentrer sur la matérialité du langage écrit ; pendant les discussions, on exprime ce qu’on a ressenti, et souvent, on introduit des propos inattendus, des arguments existentiels sur la relation de la personne à son œuvre et au milieu littéraire. Dans Le maître ignorant, Jacques Rancière incite à « enseigner ce qu’on ignore » (Rancière, 1987, p.53), et parle d’apprentissages réflexifs ou de pratiques imprévisibles, au-delà des notions qu’il faut obligatoirement transmettre. Selon cette optique, mon dispositif pédagogique est une expérience de détournement pour valoriser l’autoréflexion individuelle dans l’apprentissage, par le déplacement constant de l’attention des participant⸱e⸱s de l’exploration de l’écriture à l’exploration de l’organisme humain.
Pendant que j’écrivais l’essai de ma thèse en recherche-création (Scarpulla, 2022), j’ai compris que l’élément le plus important dans mon dispositif pédagogique n’est pas l’introduction d’une activité physique, mais l’introduction des temps de discussion, et d’une stratégie de gestion des activités ouvrant le thème de l’atelier à des questions plus générales. Ce dispositif d’enseignement me semble donc mettre au centre le fait même de penser, de réfléchir. Une nouvelle hypothèse a surgi, en planifiant la suite de mon travail. Passer par des exercices de danse et de création littéraire, tout en travaillant par exemple en sociologie ou en philosophie, pourrait permettre aux personnes de se sentir plus libres d’explorer d’autres perspectives de leurs études.
La rencontre de la création littéraire et de l’innovation sociale
En septembre 2022, j’ai entamé un stage postdoctoral au CRITS – Centre de recherche sur les innovations et les transformations sociales, à l’Université Saint-Paul d’Ottawa. L’un des axes de recherche de ce centre se consacre aux « pédagogies innovantes », c’est-à-dire à l’exploration de nouvelles méthodes de transmission prenant en compte le développement personnel des étudiant⸱e⸱s. J’ai choisi de travailler en milieu migrant. Ce milieu m’est cher autant comme personne (j’ai vécu moi-même deux processus migratoires), que comme auteur (mes œuvres en prose et en poésie traitent de personnes se déplaçant d’un pays à l’autre, par choix ou par obligation).
À l’hiver 2023, j’ai réalisé deux activités. La première est un cycle de trois ateliers d’écriture, de deux heures chacun, sur le sujet de la traversée des territoires, organisé en collaboration avec la Maison de la francophonie d’Ottawa. L’activité a été une invitation à écrire sur son propre parcours migratoire, ou bien sur celui des autres, et sur la relation avec les origines, avec les frontières et avec la société d’accueil. On a imaginé des poèmes et des narrations ayant comme point de départ l’identification de souvenirs et leurs descriptions auditives, visuelles et gustatives. On est parti d’événements vécus pour ensuite les explorer à l’aide de l’imagination. Chaque séance a débuté par un court temps de respiration et de yoga assis. J’ai travaillé avec trois migrant⸱e⸱s de première génération. Actuellement, j’effectue un suivi individuel avec chacun⸱e, pour terminer un ou plusieurs textes de création et en faire la publication dans les Carnets en ligne du centre de recherche.
La deuxième activité a été une résidence de création sur trois semaines, du 23 mars au 12 avril 2023 à l’Université Saint-Paul. Je me suis installé dans un couloir près de la cafétéria. J’étais simplement présent, je lisais et j’écrivais, j’affichais des documents dans l’espace, créant ainsi une ambiance d’atelier personnel d’écriture. J’ai rencontré une soixantaine de personnes (étudiant⸱e⸱s, professeur⸱e⸱s ou personnel administratif), dont une trentaine s’est arrêtée pour parler plus longuement avec moi, sur une ou plusieurs séances. Deux autres écrivains de la région, Florian Grandena et Jean-Nicolas Paul, ont participé ponctuellement au processus ainsi qu’à la fin de la résidence, qui a eu lieu le mardi 11 avril, sous la forme d’une rencontre « 5 à 7 », à l’université. Cette sortie de résidence a réuni, pour une dernière conversation collective, une vingtaine de personnes qui avaient contribué au dispositif. Pendant cette résidence, je posais à chaque personne quatre mêmes questions, très générales : 1. Comment l’immigration vous parle? ; 2. Que veut dire pour vous être « étranger⸱ère » ? ; 3. Qu’est-ce qui vous met en rage quand vous lisez sur le sujet ? ; 4. Qu’est-ce qu’il vous semble important de dire sur le sujet et qui ne vous semble pas assez visible dans la presse?
L’espace de la résidence, un lieu de passage sans identité précise, ainsi que la généralité de ces questions permettait aux réponses des personnes de prendre des directions différentes. Un dispositif similaire de résidence dans un couloir a été repris en collaboration avec le « Mois de la poésie de Québec » à la Maison de la littérature, le 7 mai 2023, et ensuite au Petit salon du livre de la Maison de la Francophonie d’Ottawa le 23 septembre 2023. Je souhaite effectuer ce type de résidence dans d’autres lieux publics à l’avenir.
Figure 4. Résidence du 23 mars au 12 avril 2023. Université Saint-Paul, Ottawa.
Au cours de la résidence d’écriture à l’université et le cycle d’ateliers, l’objectif qui avait permis de produire les activités (la pratique de la création littéraire) n’a jamais été pensé comme un but à atteindre. L’action centrale qui devait être privilégiée, nourrie, était la rencontre autour du thème de l’immigration. La rencontre a été plutôt envisagée comme acte de partage des connaissances, de réflexion collective et individuelle. On était là pour écrire ou bien pour que je parle de mon processus de création littéraire en résidence, mais l’écriture devenait le moyen pour déclencher une réunion, un « être ensemble », avec toute sa puissance d’imprévisibilité.
Pour privilégier l’expérience de la rencontre, lors des trois ateliers d’écriture, j’ai posé beaucoup de questions, présenté des photos, et j’ai essayé d’être le moins précis possible dans le protocole créatif, pour que les consignes se créent d’une séance à l’autre, inspirées par l’intérêt et les propos des participant⸱e⸱s.
Au début de la résidence de création, j’avais une idée de roman à développer. Je l’ai mise de côté, j’ai pris des notes sur ce que les personnes me racontaient, pendant dix minutes ou sur une heure. Je les faisais parler, et je me racontais à elles et à eux.
Privilégier l’inattendu dans la gestion d’une rencontre pose premièrement la problématique d’une mise en doute de l’identité de la personne qui anime les activités. Pendant le cycle de trois ateliers, je ne pouvais pas tout prévoir au préalable, je devais accepter que les consignes à donner seraient choisies progressivement. Dans l’espace-atelier de la résidence, j’étais « un écrivain dans un couloir », les gens me prenaient même parfois pour un commis d’accueil. Je présentais mon travail aux personnes qui s’arrêtaient, mais ensuite, je passais mon temps à converser avec elles, donc je me consacrais à un processus de médiation autour du thème de l’immigration plutôt qu’à un processus individuel de création. Privilégier la rencontre humaine dans toute son imprévisibilité met en évidence que l’animateurice doit savoir façonner son rôle selon le développement des activités.
Les deux projets m’ont aussi permis de réfléchir au lieu consacré à ces formations. Les ateliers se sont déroulés en ligne, sur Zoom. Chacun⸱e était libre d’avoir la caméra allumée ou non, et travaillait depuis son domicile, un espace connu, dans lequel on se sent en confiance. Pour la résidence, deux personnes qui se sont arrêtées dans l’espace ont remarqué que le fait d’être dans un couloir, donc un cadre informel et non institutionnel, leur donnait la possibilité de parler plus librement de leur intégration dans leur société d’accueil.
Et je suis en train d’explorer dans mon processus de recherche, la mise en doute du système définissant un cours, une formation : le lieu / la classe ; l’animateurice / un⸱e enseignant⸱e avec une identité bien définie ; et une structure de cours fixe.
Conclusion
Avec les participant⸱e⸱s aux deux dispositifs, on a parlé de la singularité de chaque parcours migratoire ; l’écart entre leurs récits individuels et une structure narrative politique, présente dans la presse et à la télé, modelant une histoire réductionniste, manipulée, des flux migratoires ; on a parlé de l’entre-deux culturel qui définit l’existence des personnes vivant sur différents territoires. Ces sujets ont été traités dans des ébauches écrites, créatives et réflexives. Pourtant, le dispositif pédagogique que je perfectionne avait surtout pour objectif de laisser libre court à la rencontre sans savoir d’avance à quoi cela pouvait servir, en dépassant la raison qui a permis de se réunir, en suscitant la passion ou la curiosité pour la création littéraire. Je reconnais ce processus comme étant transdisciplinaire parce qu’il conteste ou efface un cadre disciplinaire conventionnel, et il le dépasse; il invite à l’inattendu surgissant quand on valorise le pouvoir de parole de chacun⸱e, sans déterminer d’avance une thématique ou un aspect précis. La rencontre n’ayant pas lieu dans un cadre réglementé, uniformisé, les personnes se sentent plus à l’aise de s’exprimer, parce que j’attenue, dans l’espace de la rencontre, les représentations qui induisent implicitement un pouvoir de jugement et une hiérarchie.
Dans ces dispositifs, les discussions prennent alors tout leur sens, les participant⸱e⸱s déplacent constamment leur attention de l’écriture au sujet intime et social de l’immigration. L’ambition (et le risque) de ces dispositifs pédagogiques est donc de réussir à déclencher des transmissions inattendues. Si le centre de mon dispositif pédagogique, la création littéraire, passe apparemment en périphérie, si on arrive au geste d’écrire et aux objectifs fixés d’avance dans une formation par un processus de distanciation, par une perspective expérientielle permettant de se concentrer sur sa propre existence, en conscientisant la catégorisation sémantique et sociale reliant la personne à son environnement, les participant⸱e⸱s à ces dispositifs travaillent un mouvement de lâcher-prise entre soi et le dispositif. Alors, le plus important ne serait pas la transmission des notions et des résultats quantifiables, mais la découverte même des acquis, techniques ou existentiels, qui n’apparaissent pas dans les objectifs de la formation. On pourrait nommer cela des apprentissages inattendus.
Je souligne qu’à la suite de ces deux activités, plusieurs personnes travaillent à présent avec moi pour la réalisation de textes de création en lien avec les ateliers d’écriture et les discussions vécues. Il y a donc effectivement une production écrite qui sera publiée. Les apprentissages inattendus que cette méthode transdisciplinaire et autoréflexive fait voir sont exprimés seulement en partie à l’intérieur de ces productions. S’il advienne qu’ils se réalisent pendant le cours ou après à l’occasion d’autres activités qui le déclenchent, je ne le saurai pas. Chacun⸱e bénéficiera de ses apprentissages. Pour que ce processus fonctionne, la personne qui enseigne doit aussi s’ouvrir à ce regard critique, à une réflexion sur sa méthode au même niveau que la personne qui apprend. Le non-contrôle de mon enseignement, c’est-à-dire d’une expérience qui se construit dans l’instant, qui n’a pas de lien concret avec les thèmes du cours, et qui ne sera pas évaluée, est donc une dynamique intentionnelle, en sachant que tout mot exprimé produira du sens, mais en cherchant à laisser libre cours à l’expérience de chaque individualité. La relativité du regard sur l’écriture et sur le sujet traité installe ainsi un autre lien avec le groupe en contexte transdisciplinaire de formation.
Bibliographie
Bardet M, Clavel J & Ginot I (2019), Écosomatiques : penser l’écologie depuis le geste, Paris, Deuxième époque.
Foucault M (1970), L’ordre du discours, document numérique de 2001 L’ordre
Franco S & Nordera M (2005), I discorsi della danza. Parole chiave per una metodologia della ricerca, Torino, UTET.
Hall S (2017), Identités et cultures, Politiques des cultural studies, Maxime Cervulle (dir.), Paris, Amsterdam.
Rancière J (1987) Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Paris, Fayard.
Scarpulla M (2022), Bar Italia 90 (Roman) suivi par Du corps à l’écriture. L’apport des pratiques somatiques à la création littéraire (Essai), Québec, Université Laval. Du corps à l’écriture
[1] Sur une quarantaine d’années, le physiothérapeute Moshé Feldenkrais a expérimenté une technique somatique, qu’il a nommée « méthode Feldenkrais ». Cette méthode a été employée dans le domaine de la santé. En même temps, Feldenkrais a fondé différentes écoles où sa méthode est progressivement devenue une gymnastique de bien-être. Plusieurs de ses élèves ont été des chorégraphes renommé⸱e⸱s. Sur cette méthode, voir B. Montagard, Encyclopédie du Pilates, Paris, Flammarion, 2018.