Le Sujet transdisciplinaire à présent. Prolégomènes au concept de «personne frontière»

Autrice: Mirella Tarmure Vadean
Professeure associée, Université de l’Ontario français
mirella.tarmure-vadean@uontario.ca

Résumé

Cet article propose les prolégomènes à la notion de « personne frontière », présentée en complément à la notion conceptualisée d’objet frontière (Star & Griesemer). En partant d’une triple définition de la transdisciplinarité, j’analyse le rapport objet/sujet situé dans une zone frontalière en éducation, formée entre un ancien paradigme – encore en place, et un nouveau paradigme – à venir encore. L’objet frontière évoque la transdisciplinarité sous forme de potentiel. La personne frontière l’actualise, en assure le dynamisme, engage la traversée et la transgression. Il a maintes fois été souligné le fait qu’il ne suffit plus d’observer, depuis un seul plan extérieur à nous, un objet qui, de disciplinaire devient transdisciplinaire. Le sujet s’y impose avec ses propres échelles qui sont aussi importantes que les échelles de l’objet (Nicolescu, Morin). Cela ouvre sur le fait que le vécu de la réalité disciplinaire est fonction de l’état de conscience de celui qui la vit (Pasquier). La personne frontière incarne la catégorie du Sujet transdisciplinaire tel qu’il se trouve à présent, en progression, dans nos institutions. L’examen des attributs de la personne frontière investie dans une traversée des savoirs (connaissances, compétences et valeurs) révèle, entre autres, le besoin urgent d’un apprentissage profond, propre à l’être humain (human deep learning), à notre époque où l’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage profond artificiel (machine deep learning) s’imposent.

Mots-clés: personne frontière, objet frontière, Sujet transdisciplinaire, apprentissage profond humain, savoirs

Introduction

Dans le contexte actuel dominé par une complexité qui nous dépasse sur de multiples plans : écologique, économique, sociétal, numérique, culturel, éducationnel, un contexte qui se voit également associé au développement accru d’une intelligence autre que l’intelligence humaine, l’IA (intelligence artificielle), il convient de réévaluer la posture de l’être humain face aux savoirs. Par sa triple axiomatique : logique, épistémologique et ontologique, la transdisciplinarité est un moyen privilégié pour analyser cette posture. Je la considère ici comme véhicule qui nous conduit vers une zone frontalière en éducation, formée entre un ancien paradigme (encore en place) et un nouveau paradigme (en devenir), pour y analyser le rapport entre Objet et Sujet. Et puisqu’il s’agit de catégories épistémologiques complexes, précisons d’emblée que le Sujet représente ici l’individu, la personne qui étudie, ou qui manie un objet d’étude. Pourquoi et comment un Sujet transdisciplinaire se légitime-t-il en tant que « personne frontière » ? Je tenterai de répondre à cette question en expliquant, dans une première partie, le choix de l’expression de « personne frontière » dans le contexte actuel de changement de paradigme puis, en explorant, dans une deuxième et dernière partie, quelques attributs de la personne frontière face aux savoirs (connaissances), aux savoir-faire (compétences), aux savoir-être (valeurs) et à ce que je nomme comme « savoir-devenir ».

La transdisciplinarité, un véhicule

La transdisciplinarité se laisse difficilement emprisonner dans des formes et définitions. Celles-ci ne font qu’indiquer des chemins. En effet, ce n’est pas aux définitions (formes) qu’il faut nous attacher, mais bien au principe de diversification dans la forme qui peut élargir notre horizon d’attente et d’entendement. Ainsi, je retiens trois définitions (formes) offertes à la transdisciplinarité qui attestent ce principe :

1) Dans La transdisciplinarité. Manifeste, Basarab Nicolescu la définit comme une approche qui concerne, comme le préfixe « trans » l’indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance (Nicolescu, 1996, p. 27).

2) Florent Pasquier propose une formule pour définir la transdisciplinarité, VR = f(ec) : « Le vécu de la réalité est fonction de l’état de conscience de celui qui la vit et il permet l’évolution d’une dimension personnelle en l’une trans-personnelle. La transdisciplinarité fait voir cet aspect mieux que tout autre méthode d’interaction disciplinaire » (Pasquier, 2017).

3) Michel Random voit la transdisciplinarité comme « une réflexion sur la nature du savoir, sur les processus de la complexité au sein des disciplines et dans la société, mais aussi comme une réflexion sur la nature du mental lui-même, sur ses capacités de logique et de rationalité, et sur ses limites. La transdisciplinarité est une réflexion sur l’être et sur le fondement immanent et transcendant du réel lui-même […] » (Random, 1996, p. 44).

Ces définitions attestent la transdisciplinarité comme véhicule apte à nous transporter vers de nouveaux paradigmes, via une zone intermédiaire, une zone frontalière où nous nous trouvons aujourd’hui en tant que Sujets transdisciplinaires. Il convient de nous arrêter dans cette zone frontalière pour identifier les obstacles théoriques et pratiques à dépasser. Nous projeter directement des anciennes structures vers de nouvelles peut être trompeur, en ce que notre imagination peut nous couper du réel et nous figer quelque part dans la contemplation. Mais, surmonter obstacle après obstacle, dès que nous nous trouvons au-delà de nos disciplines, dans cette zone frontalière, c’est édifier de nouvelles structures tout en cheminant, c’est agir. Nous retrouvons dans cette zone frontalière la « personne frontière » que je définis en complémentarité avec « l’objet frontière ».

L’Objet frontière

Objet complexe formé à l’intersection de plusieurs disciplines, par de différents aspects (méthodes, théories, propriétés, langage, réalités), l’objet frontière a été défini, d’un côté, comme : « moyen efficace et concret de représenter les différents intérêts disciplinaires/professionnelles » et, de l’autre, comme « facilitateur des négociations à la frontière disciplinaire, car il permet des transferts, des traductions ou des transformations des savoirs différents [1]». Ainsi, l’objet frontière met en scène toutes sortes d’artefacts : répertoires, classifications, représentations matérialisées (cartes, dessins), méthodes standardisées, conventions, etc. Rappelons brièvement que l’objet frontière a été conceptualisé par Starr et Griesemer, qui l’enracinent dans une tradition sociologique de l’École de Chicago et plus tard par Bruno Latour ou Callon qui l’enracinent davantage dans la matérialité des choses[2]. Ce concept développe une « carrière académique » et donne naissance à une véritable « descendance conceptuelle ». En effet, il est de coutume de parler constamment de nos jours de « travail frontière (boundary work project), de franchissement des frontières (boundary spanning), d’organisation frontière (boundary organisation), de négociation frontière, de dépassement des frontières (boundary negociation and shifting boundaries), de brouillage (flou) des frontières (boundary blurring) ou même d’individu transfrontalier (boundary spanning individual) – vu comme un acteur-réseau englobé dans l’objet frontière (Trompette & Vinck, 2009, p. 16). L’objet frontière traverse de multiples champs disciplinaires, tels: la sociologie, la gestion, les sciences de l’éducation, l’ingénierie de conception, l’écologie, l’urbanisme, pour ne nommer que ceux-ci. Une littérature entière se crée autour de l’objet frontière, un concept qui continue de se développer en contexte inter et transdisciplinaire. Bien que les perspectives proposées soient très amples et enrichissantes, je considère l’objet frontière incomplet tant qu’il n’est pas considéré face au sujet qui l’étudie, qui le manie en soi. Ainsi, je place devant lui la « personne frontière » : une entité entièrement indépendante qui évolue et se développe, qui s’épanouit en même temps que l’objet frontière.

La « Personne frontière »

Selon l’Encyclopédie Universalis : le mot « personne » trouve son origine dans le terme latin persona, terme dérivé du verbe personare qui signifie résonner, retenir. Persona désigne le masque théâtral prémuni d’un dispositif pour amplifier la voix. Le lien entre persona et le masque est enraciné pour passer du théâtre à la société : persona, au théâtre, celui qui porte un masque, qui joue un rôle sur la scène devient un personnage, un acteur qui joue un rôle social (Dumery & Sindzingre). À la lumière de cette évolution étymologique, l’expression « acteur-réseau », associée au concept d’objet frontière, trouve toute son assise.

Pourtant, dans cet article, ce n’est pas ce sens premier du mot persona que je retiens. J’aimerais restituer plutôt le sens d’hypostase, de substance singulière, sens qui évolue de la Grèce antique au Moyen-âge pour permettre à Boèce de définir « la personne comme substance individuelle de nature rationnelle ». Plus tard, Saint-Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, retient la définition de Boèce, mais remplace l’attribut « rationnelle » par « incommunicable » : « la personne est une substance individuelle de nature incommunicable ».  En fait, ce qui hisse un individu au rang universel c’est le fait qu’il est une fin en soi et non pas un moyen. Cela permet à Hegel d’affirmer à son tour : « il n’y a rien de plus haut pour un homme que d’être une personne » (Ottaviani, 2007, p. 606). C’est dans ce sens essentialiste, substantiel que je retiens et j’utilise le terme de personne et non dans le sens de masque, d’acteur.

Dans notre cas, cette substance individuelle se trouve dans une zone frontalière, entre un ancien et un nouveau paradigme. La personne frontière reprend la métamorphose du papillon : plus déjà larve, pas encore papillon. Il convient donc d’examiner la manière dont cette zone frontalière agit sur l’individu, entendu comme personne frontière, et le transforme. En étudiant la représentation spatiale, géopolitique de la frontière depuis une perspective historique (dès la Grèce antique à nos jours), plusieurs auteurs ont montré que la frontière est avant tout une zone de contact où se définit la volonté d’appropriation et d’exclusion (Lopez, 1993, p. 7-20). Or, pour être en mesure de le faire, il faut adopter une position de connaissance de soi. Avant de savoir à quoi je m’apprête à appartenir, ou ce que je m’apprête à exclure, je dois savoir qui je suis. Ainsi, la frontière pointe, avant tout, le besoin d’aller aux confins de soi-même, d’aller au bout de sa personne, et uniquement ensuite se rendre à la frontière d’une discipline ou autre. Les frontières disciplinaires miroitent des frontières internes de l’être. Et qu’est-ce qu’une frontière interne sinon un rapport de force établi entre différentes parcelles de soi ?

Dans cette zone frontalière, on devient « autre ». En devenant « autre » par rapport à l’Autre, en devenant aussi « autre » par rapport à soi, on est exilés de notre être, tout comme on est exilés de notre discipline. N’étant ni totalement en dedans ni totalement en dehors, nous sommes « ex-posés ». C’est cela que la transdisciplinarité fait depuis qu’elle existe dans le monde des disciplines : elle nous « ex-pose ».

Le Mouvement individuel – collectif – individuel  

Trop souvent, nous ne sommes pas reconnus comme semblables/par nos semblables lorsque nous élargissons notre être/ou notre discipline, lorsque nous décidons de faire l’expérience de notre être ou de notre discipline à la frontière.

Les hommes se battent pour la frontière, parfois des siècles entiers pour cent mètres de terre, parce qu’ils savent bien que ce qui est en jeu ce n’est jamais « cent mètres de terre », c’est le sens même de leur identité » (ibidem., p.12).

En spécialistes, nous engageons trop de batailles pour nos disciplines depuis longtemps, tout en sachant que ce qui est en jeu n’est jamais la discipline en soi, mais le sens même de notre identité de spécialistes, reconnu par une communauté de pairs. Or, la personne frontière montre que c’est cela qui doit changer. Les problèmes complexes de notre époque nous exhortent d’avoir de plus en plus le courage d’être nous-mêmes en dehors de nos disciplines, de nous éloigner d’une seule communauté à laquelle une discipline nous force d’adhérer. À la frontière, nous allons toujours seul pour rencontrer les autres, nous n’y allons jamais avec toute notre communauté initiale de spécialistes.

En réintroduisant le Sujet auprès de l’Objet et en l’étudiant à la frontière dans cet espace, le concept de personne frontière libère l’être du collectif qui s’installe en lui avant que sa propre individualité soit définie pleinement. La personne frontière libère le spécialiste d’une seule communauté scientifique stricte qui pour le légitimer lui demande de respecter des bornes. Aujourd’hui, les paradigmes tombent, certaines disciplines se meurent, il faut se mettre en marche, avoir le courage de traverser la zone frontalière pour s’ouvrir vers d’autres savoirs, se re-former[3]. Dans ce sens, nous pouvons dire que la personne frontière sonde et vérifie la capacité de notre pensée à transposer des formes.

La frontière devient ainsi une ressource, où les opportunités naissent, elle devient une zone d’influence (Laberge, 2021). Elle sépare et unit le sujet et son objet, le soi à la discipline dans une seule intention : celle de transgression, d’aller plus loin, du simple vers le complexe, du fini vers l’infini. En son essence, la frontière comme limite s’érige sur un socle antonymique, depuis les pythagoriciens : peras (limité, fini) + apeiron (illimité, infini). La limite englobe donc cette disjonction ultime que notre pensée puisse affronter. « Tout en séparant [la frontière, en tant que limite] unit esquissant les mouvements vers son propre au-delà » (Rogue, 2007, p. 475). C’est ainsi que j’aimerais proposer la personne frontière comme une personne qui s’individualise avant de devenir collective, qui est prête avant tout d’aller au-delà d’elle-même, avant d’aller au-delà des disciplines. De la sorte, la personne frontière restitue le caractère essentiel de l’être humain que la transdisciplinarité fait voir : homo sui transcendentalis (Nicolescu, op. cit., p. 42 et suiv.).

À la lumière de ces considérations, voyons quel est le rapport entre la personne frontière en tant que Sujet transdisciplinaire et les savoirs.

Personne frontière et savoirs (connaissances)

Sue L.T. McGregor définit deux types de savoir : le « savoir disciplinaire » qui est constitué des connaissances de base acquises dans une discipline et le « savoir substantiel » où se combinent harmonieusement des objets et des personnes frontières (McGregor, 2017, p. 6). Ce savoir substantiel a été appelé savoir profond humain (human deep knowledge), précisons-le, car aujourd’hui lorsqu’on parle de deep knowledge on l’associe automatiquement à la technologie (la machine, l’IA) et non du côté de l’humain. Le savoir profond humain serait transdisciplinairement défini comme un savoir unifiant au niveau intrinsèque, le sujet qui étudie (l’être humain) à l’objet qu’il manie (la discipline) et au niveau extrinsèque, l’université et la société, la discipline et l’expérience.

Le savoir profond humain (human deep knowledge) est ainsi entendu comme « une combinaison entre le savoir fondamental disciplinaire et le savoir du monde réel (vécu) », validant la formule proposée par Pasquier : VR = f(ec) : le vécu de la réalité se déploie en fonction de l’état de conscience de celui qui la vit[4]. Puis, le savoir profond humain est en perpétuelle évolution, il est vivant : savoir in vivo (Nicolescu, op. cit.) et ouvre vers un nouvel humanisme, vers la restauration de la dignité et l’autorité de l’être humain ainsi que d’un code éthique approprié, fondé sur la rigueur, l’ouverture et la tolérance (De Freitas, Morin, Nicolescu, 1994, Article 14), fondé sur des principes primordiaux de Volonté, Intelligence et Amour (entendu comme principe de respect de l’autre, Agapè).

Pour s’approprier un tel type de savoir profond humain, on doit privilégier et faciliter un processus d’apprentissage profond humain qui édifie une éducation profonde. L’éducation profonde, expression proposée par Chan, reprise par McGregor (McGregor, ibidem., p. 6) concerne tout l’être humain (au complet), vise un sens profond d’identité humaine, et présuppose une reconsidération de la manière dont l’être humain s’engage dans la réalité disciplinaire et plus loin dans sa propre existence.

En contexte transdisciplinaire, l’apprentissage profond humain se place à l’opposé d’un apprentissage fragmentaire, disciplinairement clos, tout comme il est l’opposé d’un apprentissage en surface. Il ne s’agit pas de traverser indifféremment les disciplines, mais bien il s’agit de relier les savoirs disciplinaires à soi-même, ce que nous ne faisons plus depuis le XVIIIe siècle, comme le démontre, entre autres, Morin (Morin, 2005, p. 51-61). L’apprentissage profond est un geste continuel, toujours en devenir : Bien au-delà de la période des études, cet apprentissage se prolonge tout au long de la vie (professionnelle et personnelle), en valorisant le respect mutuel et la collaboration[5]. Placés dans une perspective transdisciplinaire, les participants (étudiants et/ou professionnels), devenus des personnes frontières, forment différemment une communauté d’apprentissage, en ce qu’ils œuvrent ensemble pour une cause commune, mais qui les interpelle et les intéresse directement.

Une véritable pédagogie transdisciplinaire naît pour assurer cet apprentissage profond humain. En s’y engageant, la personne frontière développe des habitudes de pensée transdisciplinaire qui lui permettent de manier intelligemment l’incertitude et l’inattendu, attributs qui caractérisent l’époque actuelle et surtout celle à venir (ibidem).  

Personne frontière et savoir-faire (compétences)

Les compétences souvent évoquées en contexte transdisciplinaire sont la communication, la collaboration et le leadership. Je ne les présenterai pas ici depuis la bien connue méthode de l’approche par compétences (Poumay, Tardif, François, 2017). J’envisagerai plutôt un aspect essentiel qui vise les trois compétences à la fois, soit le changement de posture dans l’apprentissage, dans la recherche, dans la vie professionnelle plus tard. Une personne frontière évolue d’une posture réceptive passive, qui est l’une d’influence, d’impuissance souvent, sans identité, à une posture d’autorité lorsqu’elle rencontre une idée ou une personne qui la fait résonner. Cela signifie que la personne frontière vit les disciplines ou la profession individuellement avant de les vivre collectivement. Sinon, elle adhère aux disciplines depuis l’intuition, l’émotion, les affects et la mémoire des autres, et depuis une position de vide intérieur personnel.

Le mouvement de création de sens dans l’apprentissage, la recherche et la profession est donc de l’individuel vers le collectif puis du collectif vers l’individuel. Or, depuis plusieurs siècles, la première partie de ce mouvement se trouve supprimée, ce qui confirme le fait qu’aujourd’hui nous nous retrouvons trop souvent devant des acteurs entièrement collectivisés, attachées exclusivement à des objets, depuis des positions extérieures à eux-mêmes, en s’ignorant entièrement comme sujets, et donc comme personnes. Dès lors, la collectivité qu’ils forment est souvent une communauté vulnérable, fragile. La transdisciplinarité a souligné cet aspect dès son apparition. Vivre les savoirs (les disciplines) individuellement, puis collectivement est essentiel dans notre perspective d’harmonisation Objet d’étude – Sujet qui l’étudie. Du moment où cette harmonie se réalise, une personne frontière est en mesure de s’entretenir avec l’autre en la rendant toujours indépendante, autonome[6]. Dans le développement de la compétence de la communication ou de la collaboration, par exemple, on perd de vue cet aspect lié à sa propre gouvernance avant d’aller vers les autres, légitimé par la personne frontière. Pour ce qui est de l’acte de transmission et de transformation des savoirs, inviter les étudiants à vivre les disciplines qu’ils traversent, signifie les inciter à prendre le chemin vers leur propre puissance dans les savoirs. Or, cela signifie admettre que les études sont importantes selon le réel de chacun et chacune, ce qui appelle une réforme urgente dans les évaluations par exemple, qui ne doivent plus demeurer de simples mesures généralisées, mais bien viser le processus de progrès de chacun.

Personne frontière et savoir-être (valeurs) 

Cette personne frontière qui s’individualise, qui renaît à partir de soi, participe à travers ses démarches à l’évolution d’une politique de pouvoir à une politique de puissance, posture fondamentale portée par la transdisciplinarité. La personne frontière participe à une universalisation du savoir. Son intention, à travers la parole, est d’éclairer et non pas de juger l’autre depuis sa discipline. Cela présuppose que la personne frontière comprenne la nature des influences de tout type (sociales, disciplinaires, traditionnelles, etc.) sur elle-même. Nous nous sommes habitués à « interpréter », souvent synonyme de « critiquer » tout acte de savoir en direct rapport avec celui qui le porte[7]. Cependant, il est temps de remplacer cette posture par une autre centrée sur l’éclaircissement de l’aspect en cause. Pour cela, il faut adapter notre propre ego et notre parole, qui vont ajuster, à un autre niveau, l’ego disciplinaire, car, avouons-le, il y a encore des disciplines qui se croient supérieures aux autres. Mais, n’oublions pas que la discipline est une abstraction, ce n’est donc pas elle qui « se voit » supérieure, mais ce sont les spécialistes attestées de cette discipline.

Personne frontière et savoir-devenir

Le savoir-devenir englobe tous les autres savoirs. Nous le comprendrons depuis notre perspective d’évolution harmonieuse Objet-Sujet. Cela renouvelle et repositionne le rôle de l’université, qui ne peut plus demeurer comme un simple espace-temps de développement de compétences professionnelles ; ce serait la réduire à une seule dimension de savoir et ignorer entièrement les autres, comme illustré ci-dessous.

Florent Pasquier définit le savoir-devenir comme développement de soi (Pasquier, 2020), (Espejo & Pasquier, 2016). Dans notre cas, le développement de soi englobe les connaissances, les compétences et les valeurs que nous intégrons, aspect qui a été défini comme transdisciplinaire par Nicolescu dans le Manifeste de la transdisciplinarité (Nicolescu, op. cit.).

Le savoir-devenir inscrit la personne frontière dans un mouvement qui n’est pas une déconstruction suivie par une reconstruction (Derrida, op. cit.), mais bien une nouvelle création qui s’édifie à côté. Il est important de mentionner que cette nouvelle création se réalise non pas selon une temporalité linéaire (réductionniste) mais circulaire (on revient souvent réinvestir et parfaire les étapes parcourues). C’est en cela que la personne frontière en tant que Sujet transdisciplinaire se range constamment du côté de « l’agir » et non pas du côté du réagir. En agissant, la personne frontière passe de l’observation à l’exécution (opérationnalisation). Le moteur de cette dynamique est le besoin, distinctif du désir. Une personne qui a besoin d’exécuter quelque chose contient et assume tout ce qui peut intervenir dans le parcours d’accomplissement (bon et mauvais, bien et mal, beau et laid à la fois). Face au besoin, le désir demeure plus superficiel et moins impactant au niveau de l’être humain, on peut l’abandonner facilement. Dès lors, pour une personne frontière, la question est un obstacle, la réponse est un mouvement, alors que la solution est un engagement effectif.

Conclusion

La personne frontière, entité indépendante face à des objets frontières qui ne l’absorbent pas, montre la zone frontalière où nous avons le choix de continuer de nous opposer à ce qui est, poursuivre notre « bataille contre les moulins » ou commencer à édifier en parallèle, à côté de nouvelles structures. Dès que ces dernières seront suffisamment structurées, la migration de l’ancien vers le nouveau se réalisera d’elle-même. En tant qu’êtres humains, professionnels, étudiants, enseignants et chercheurs, nous avons intérêt de devenir des personnes frontières aujourd’hui pour plusieurs raisons :

  • Intégrer un savoir profond humain grâce à un apprentissage profond humain où l’objet d’étude et le sujet qui étudie sont en harmonie. La personne frontière respecte ainsi la catégorie de Sujet transdisciplinaire;
  • Vivre les savoirs individuellement avant de les vivre collectivement : j’enseigne, je mène une recherche en fonction de qui je suis, tout comme j’apprends continuellement en fonction de qui je suis;
  • Évoluer d’une politique de pouvoir (disciplinaire) à une politique de puissance (transdisciplinaire);
  • Éclairer l’autre et non plus le juger depuis sa discipline;
  • Avoir besoin de créer et ne pas désirer seulement;
  • Choisir d’édifier du nouveau à côté depuis la posture de personne frontière qui renforce l’être dans son essentialité, qui est aussi en harmonie avec l’objet frontière au lieu de continuer à s’opposer sans cesse à l’ancien, car insuffisant.

Bibliographie

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[1] Définition dans le cadre du cours Conduite de la recherche. (Yong X, Marie G. et Tiffany N, 2021-2022).

[2] Le concept d’objet frontière trouve son origine dans une étude ethnographique des mécanismes de coordination du travail scientifique. Star et Griesemer repensent en 1989 le concept d’« acteur-réseau », mais où le sujet se voit englouti. Voir (Star et Griesemer,1989) (Latour, 2002) ou (Callon, 1994, p. 395-424).

[3] Depuis cet espace au-delà d’une seule discipline, la personne frontière interroge la pensée en tant qu’acte raisonnable, subjectif et objectif. La personne frontière interroge la capacité de la pensée de transposer les formes ou, pour dire comme Lopez « de lire et écrire le contour des êtres et des choses » (ibidem, p. 13).

[4] Voir ci-dessus (Pasquier, op. cit.)

[5] Voir aussi la notion « d’apprentissage mutuel » (Dedeurwaerdere, 2022).

[6] Voir plus sur la dialogique (Bernatchez, 2023) et (Guespin-Michel, s.d.)

[7] Cela surtout à partir des travaux de Derrida. (Derrida, 1967).