L’art de co-naître. Mise en relation du pouvoir créateur

Auteur·e·s (duo d’artistes)
Matisse Makwanda [1]
Artiste transdisciplinaire, cofondateur de l’atelier-entreprise VÆNTRAL[2]
Julia Hall [3]
Artiste transdisciplinaire, cofondatrice de l’atelier-entreprise VÆNTRAL
Hall’Makwanda[4]

Résumé
Ce recueil de trois témoignages rassemble nos voix qui se reconnaissent. À force d’œuvrer, on peut oublier et enfin se rappeler que nous co-naissons avec nos œuvres. Cette riche expérience forme des ateliers-laboratoires nomades, une quête existentielle. Nous vivons l’art en tant que mode de connaissance et de vie. Une esthétisation du tiers inclus. 1 + 1 = 3 artistes. Notre couple est la troisième entité composite de deux individus créateurs. Le 90e congrès de l’ACFAS, qui a eu lieu au mois de mai 2023 à Montréal, en particulier le colloque Transdisciplinarité et évolution des savoirs, a fait office d’élément déclencheur d’une altitude : relectures, réflexions, écritures. Sur nos trajectoires complémentaires et sept années de partenariat. Missions, visions, valeurs, collaborations, pratiques, parcours. Nous sommes notre art transdisciplinaire qui est, la mise en abyme d’une esthétique relationnelle continue.

Mots-clés : Cocréation, art, spiritualité, entrepreneuriat, amour, connaissance.

Pèlerinage interstice Ciel
Matisse Makwanda

     L’être transdisciplinaire est long                                                                                à pétrir.
     Il faut plusieurs mains,
                                         plusieurs matières,
                                                                       plusieurs ateliers.               

En 2013, je découvre la transdisciplinarité à 21 ans, par sérendipité, pendant l’écriture d’un recueil de poésie. Ce dernier allait finalement hiberner plusieurs printemps avant d’être publié, en 2021, sous le titre Digestion lente des pronoms[5], et intégré à une trilogie nommée Révolution poétique[6]. Par ailleurs, la maison d’édition MIMA[7], productrice des recueils, est l’un des projets initiés par VÆNTRAL. Cela m’a permis d’expérimenter une échelle complète de mise en œuvre : conception, création, incubation, production, diffusion.

     J’ai plongé
                     et je me suis noyé
                     et je renaquis
     plusieurs fois.

Passionné, poète, naïf, divorcé, ambitieux, rêveur, philosophe, amoureux, innovateur, psychomagicien[8], vidéographe, chercheur, artiste ; le royaume des images est apparu ainsi, dans l’effervescence des idées et des représentations ; vécues, sublimées, enterrées.

    Car la terre porte.
             Terre Porte
                          Être poésie
                                             est simple
                                             comme
                                 cela.

                   Cela représente un miroir,
           une illusion                  ou une caresse.

      On se reconnaît, on se surpasse, on s’augmente.
      La poésie est généreuse et inutile, donc névralgique.

À l’hiver 2016, j’écris l’article Transdisciplinarité et sculpture de soi[9], tout juste avant ma première exposition transdisciplinaire[10]. Puis je coécris Essais sur la ‘pataphysique[11] avec Nancy Croussette[12], qui explicite l’origine spirituelle de l’exposition.

Figure 1 : ALICE[13] (2016-2024), collection IN MYTHOS[14] – MAKWANDA

À l’automne de la même année, une séance de prise de vues mène à ce tableau photographique, peu après ma rencontre avec Julia Hall. D’abord modèle et muse, elle est devenue une partenaire multidimensionnelle. Rapidement, nous nous inspirons l’amour-œuvrement. Devenir un couple-artiste, créer l’entreprise comme on crée l’œuvre d’art.

La complexité, les niveaux de réalité et la logique du tiers inclus forment un cœur d’axiomes – le chœur d’une esthétique de la transdisciplinarité. Dans la praxis artistique, les niveaux de narratif transposent les niveaux de réalité en mises en scène. De celles-ci, concomitamment, nous devenons les personnages réels et fictionnels (objets et sujets).

Comme les saisons, la création procède par cycles et forme un spectre de différentes durées. Il y en a de très longs, qui se mesurent en années, puis de micros qui se jouent en heures et en minutes. Entre eux il y a les jours, les semaines et les mois. Le cycle, qu’il soit long ou court, est l’occasion d’actualiser un niveau de narratif pour un temps donné, lui-même conditionné par un espace matrice de réalité. Dans toute matrice nous créons des objets avec sa matière, des narrations avec son langage. L’être est un sujet transversal qui peut chevaucher consciemment un bouquet de niveaux. Néanmoins, si souvent, l’être se cantonne dans un seul niveau pouvant devenir aliénant. La fonction de l’artiste est entre autres de suggérer de nouvelles portes, instantanées ou en gestation, pour traverser des seuils.

Multipliant les micros-cycles, souvent dans une même journée, je subis le choc des ruptures d’adhérence – au réel partageable – par l’impact des contradictions. Car ce qui est fluide sur un niveau de réalité peut être pénible voire impossible sur un autre. Par exemple : l’inspiration dilatée qui caractérise le rêve et la recherche-création, par rapport à un pragmatisme dirigé rendant efficace et efficiente la production. Lorsque de nombreux processus de création se réalisent en même temps et s’enchevêtrent consciemment, il est nécessaire de faire des sauts quantiques à courts intervalles. D’un niveau à l’autre, tisserand du sens, improvisant entre les tiers, je recherche l’unité des mises en scènes, de la connaissance. Comme le fil rouge est spirituel et continu, alors je vis un pèlerinage entre les sols mouvants, discontinus, de la conscience qui se réincarne.

Pendant plusieurs années, mes mots écrits ont disparu au profit des images parlantes et des langages expérimentaux. Vivre un art réel en l’actualisant à travers des relations, des symboles et des archétypes. Mon esthétique relationnelle est constructiviste. Je découvre les langues informelles qui se cachent entre la chair et les os, entre les projets et les non-dits. J’esthétise honnêtement mon chemin d’individuation et la fusion disciplinaire.

Les images ne sont pas les mots, elles parlent dans leur expression propre, avec les échos naturels. Les mots, par leur signification objective, étymologique, nécessitent des interstices entre eux pour générer ou détourner du sens. Une image vaut mille mots, car elle supporte mieux l’ambiguïté et l’illusion, la pluralité des yeux et des projections. La poésie transporte les entre-mots, les symboles, ce qui permet à l’ésotérisme de circuler, de corréler ; le sang de l’œuvre : le sens est relatif.

Au début de ma vingtaine, la transdisciplinarité fut pour moi une découverte enthousiasmante et révolutionnaire. Aujourd’hui, début de ma trentaine, elle représente un défi systémique au positionnement professionnel ; tout en demeurant un leitmotiv crucial, assumé, un style de regard aimé ; une démarche interstitielle dont le ciel se dévoile pas à pas, œuvre par œuvre.

Traditionnellement, pour cheminer vers l’excellence, il faut persévérer longtemps dans un continuum identifié et reconnu par des pairs et des maîtres. On est évalué et on s’émule, on partage un alphabet et des méthodes. Tout cela est facilité par un exercice univoque, idéalement balisé et orienté, comme s’investir dans un institut, un emploi ou auprès d’une clientèle cible. Or, dans mon cas, ayant actualisé une esthétique de la transdisciplinarité au début de ma démarche artistique et professionnelle, avant le lancement de ma carrière et en autodidacte, il est difficile de me situer. J’ai recommencé quatre fois le point zéro de l’ancrage disciplinaire : dans l’écriture, la photographie, l’entrepreneuriat et la vidéographie. Pour chacun, j’ai approfondi la technique pendant environ trois ans. Évidemment, cela engendre une richesse par la diversité de pratiques et de références, un horizon vaste en termes de possibilités. Cela dit, je constate une difficulté à me reconnaître puis à faire reconnaître mon travail, étant donné qu’il se révèle « entre », « à travers » et « au-delà ».

Est-ce une photographie ou l’illustration d’un poème ? Est-ce un poème ou la description d’un tableau ? Mal deviner représente possiblement l’exclusion d’une communauté d’appartenance – l’inadmissibilité à divers soutiens. Est-ce une œuvre d’art ou un événement culturel ? Est-ce un produit artistique ou un résultat de recherche, une archive ? Comment diffuser une œuvre d’art qui n’est jamais terminée ? Pourquoi la commercialiser ? Si je ne pense plus à vendre ou à exposer, c’est que j’espère l’appui de mécènes ou d’institutions ; alors eux deviennent coproducteurs. Enfin, quel est le rapport de force et d’influence de chaque producteur à la réalisation des œuvres ?

L’indépendance, la liberté et l’intégrité m’ont toujours poussé à innover, au point de m’isoler, résultante d’une position radicale. Après avoir appris à habiter le temps circonscrit de l’entrepreneuriat, je me suis réconcilié avec le temps libre de l’art. Dans les faits, jusqu’à présent, j’ai répété cette dialectique trois fois en filigrane de mon éducation.

Alors qu’un temps circonscrit (productif) peut insinuer du stress de performance et d’assujettissement, le temps libre (créatif) est favorable aux angoisses de l’inspiration et du jugement. Les artistes-entrepreneurs sont nécessairement exposés aux deux types. Ils doivent être agiles et composer. L’expression des émotions et sentiments, la fructification des talents et idées ainsi que le dépliement de l’imaginaire peuvent se vivre dans différents contextes. Cependant, l’effet de résonance et la valeur de l’accomplissement seront proportionnels à la personne, à ses dispositions et affinités.

Dans la colorisation photo ou vidéo, et dans la sculpture du bois, je ressens une sérénité et de la douceur. Tandis qu’à la prise de vues ou dans l’écriture, avec d’autres personnes ou en solitaire, il y a beaucoup de tensions. À travers tous les médiums, l’excitation face au sublime ou à l’exceptionnel peut survenir. Ces passions, cet amour, sont un carburant. C’est parce que je ressens vivement les choses et les êtres, parce que j’aime la création, que je subis volontairement des douloureuses pages blanches et traversées de conscience. C’est parce que je souhaite partager la beauté de connaissances nouvelles que je m’échine à compléter des processus de création complexes et risqués. Dès lors, je renais souvent.

         Tout étonnement est une naissance.
         La co-création est promesse de co-naissance.
         Être avec l’autre,
                                    naître au futur,
          re naître à soi.

          La beauté est complexe. Entière, comme la liberté.
          Nécessaire pour imaginer : la viabilité de l’avenir.

Progressivement libéré du travail machinal, c’est la créativité, la poésie et la vertu, qui élèveront l’être humain, l’habiliteront et le légitimeront afin d’orienter le devenir des intelligences artificielles et autres technologies autonomes en cours de développement. Les artistes ont ici un rôle à jouer en s’appropriant les outils, en les employant avec sensibilité et ingéniosité afin de proposer des narratifs féconds, des programmes éducatifs désintéressés – infusés dans leurs œuvres.

Grâce au médium photographique notamment, j’ai travaillé avec des dizaines de collaboratrices et collaborateurs, qui m’ont permis de mieux saisir ma pratique, les mythes en présence, nos archétypes dévoilés. C’est d’ailleurs de cette façon que ma relation avec Julia Hall a débutée. Avec Alice. Notre pays des merveilles fut la création artistique tous azimuts, calquée sur le territoire manifeste de nos inconscients croisés.

                        Qui est la muse,
           qui est l’artiste,
                        quel est le canevas ;
                                   quels sont nos guides,
                                               que sont les dieux ?

Figure 2 : COMPRENDRE (2023-2024), collection GALVANOPLASTIE[15] – MAKWANDA

En art, l’objet et le sujet ne craignent pas de s’échanger les rôles, même que cette dynamique est valorisée. C’est ainsi que j’ai pu co-naître avec des œuvres et des muses, que les couleurs et mythes dépeints m’ont repeint. Ma gesamtkunstwerk[16] est la terre d’un corpus dont les multiples portes ouvrent sur des mondes nouveaux. À explorer par d’autres pieds et d’autres voix. Pour cela, je continue de pétrir et co-créer ce que je vis – être transdisciplinaire.

Pour la profondeur, traverser le plat

Julia Hall

Mon parcours artistique a commencé au moment où j’ai pu avoir conscience des formes et images de mon imaginaire, et lorsqu’elles m’ont inspirée à agir. D’abord, cela procède d’un rapport aux choses. Ce rapport qui prend la forme d’impressions, d’idées, de scénarios et même de voyages, qui s’opèrent dans une intimité de l’être, que l’esprit (intelligence) et le corps assimilent ; tel un carrefour des effets de la rencontre avec une diversité d’éléments, les autres, notre environnement. À travers le filtre de nos perceptions et de nos désirs, un film continu défile dans notre esprit. C’est une manière, possiblement, de se relier à la vie – et une matière essentielle afin de pouvoir créer, se créer. Quant à l’inspiration, c’est peut-être la conséquence des formes les plus consistantes et persistantes : celles qui marquent l’esprit ou plutôt, celles qui pressent l’esprit. L’inspiration appelle donc à « l’expir », à « faire » l’imaginaire : on pourrait dire l’expression ; création.

La forme physique d’une chose est l’expression de son contenu. Approcher une chose et tenter de la lire, l’écouter, la sentir et la toucher, l’étudier, est une mise en relation avec un sujet. Approcher est dans l’optique de connaître.

Ici, je mets en perspective mon approche sous l’angle de mon cheminement artistique et particulièrement par les arts visuels. Ce cheminement, je tente de le consolider dans ma série d’Actes[17]. Puis, dans mon parcours, quelques formations et personnes ont un impact majeur sur mon processus, d’où la découverte de la transdisciplinarité.

L’imaginaire – cet espace abstrait – fut d’abord, pendant une grande partie de ma vie, un champ de traitement des émotions, plus que d’intellectualisation des idées. Les expériences s’accumulent, emplissent le corps de joies et mélancolies, d’associations douces et parfois fulgurantes, d’éclats. Peu importe, ce « remplissage » se loge dans un ou des espaces du corps et une pression se crée. D’où l’expression qui devient essentielle et qu’on réduit parfois à la gestion des émotions, tandis qu’il y a là aussi une assimilation du savoir. C’est dans cette dynamique, à travers le dessin et le bricolage, que durant mon enfance et mon adolescence j’ai grandi. Ces médiums tout simples m’ont permis de développer des qualités intrapersonnelles, telle que l’écoute, que j’ai pu aussi investir dans l’interpersonnel. L’art étant comme un opérateur de « l’entre », un pont agissant entre des niveaux de réalité, un dialogue entre le monde extérieur et intérieur.

Maintes fois où j’ai dessiné, le sentiment sensationnel qui souvent m’a habité fut la stupéfaction, celle de constater la différence entre le résultat d’un dessin et mes perceptions intérieures de la réalité traitée. Le sujet devenait étrangement autre sur papier. Je n’arrivais pas à traduire parfaitement sur image ma visualisation de l’objet existant. La résultante qui advenait de mon processus m’amenait ailleurs, et là résidait une forme de beauté insaisissable.

Progressivement, mon réflexe devint de me concentrer sur le produit final. Ce qui veut dire que je suis devenue mon propre juge, appuyé du regard des autres, en qualifiant mon travail de beau, laid, ou pas tout à fait réussi. Pourtant, j’étais toujours transportée par ce processus de création où s’effectuait une reconversion de la réalité grâce au phénomène de l’expression. La reproduction crée le semblable, mais pas l’identique. L’hyperréalisme donne le goût du faux, même s’il y a du vrai, et cela reste fascinant. Mon entourage me donnait des rétroactions positives – surtout, elles échappaient rarement aux remarques sur la ressemblance avec la réalité. Plus l’œuvre était semblable à un objet reconnaissable (plus elle était réaliste) et plus elle impressionnait. Bien que l’on puisse aimer une œuvre pour de nombreuses raisons, j’ai perçu l’appréciation de l’art chez l’humain grâce au lien qu’il peut faire avec ce qui lui est reconnaissable. Ayant conçu cela comme un indicateur de succès, j’ai donc pris, vers la fin de l’école secondaire, la tangente de la performance et du perfectionnement : dans la maîtrise de la reproduction.

Poursuivant ma volonté de rendre au meilleur mes aptitudes en dessin, j’ai développé la discipline du portrait au fusain[18]. Puis, j’ai pu renforcer une sorte de tactique pour me démarquer, en sachant ce qui plaisait, en pensant faire ce que les autres ne penseraient pas, et en travaillant beaucoup. Je me nourrissais de la compétition. D’un autre côté, je percevais une forme de sagesse en moi du fait de mettre autant d’attention, de soin et de dévouement dans mon travail. De plus en plus, j’ai été mobilisée par l’idée d’atteindre un but : la réussite. Mais enfin, si l’on prétend que la vie a un but, et que l’on peut faire de ce but une réussite, cela ne repose-t-il pas sur une notion de prévisibilité, soit le fait de pouvoir reproduire une recette déjà validée ? Cette vision du but consistait en une surface parfaite, que je me voyais capable de gagner. Au fur et à mesure que je me construisais dans le même sens que mes capacités de prévisualisation et de reproduction, je perdais le contact avec ce qui me passionnait au plus profond de mon être : la multidimensionnalité et la complexité des choses ; les liens entre elles, qui dans mon esprit m’acheminaient à des inspirations vivantes et infinies – qui me dépassaient d’une part, mais qui me nourrissaient. À travers ce type d’expérience de l’art, j’approfondissais ma connaissance du monde et de moi-même.

J’ai vécu un grand vide dans ma création, dans les premières années de ma vingtaine. Après un cursus concentré dans les arts visuels, scénographie et métiers d’art, j’ai poursuivi mes études en pâtisserie (2014), en repoussant à plus tard mon intention de me réaliser à travers l’art. Cela a participé d’une rupture dans ma pratique, qui a donné lieu à de nombreux évènements et rencontres importantes. C’est ainsi que j’ai découvert et me suis intéressée à l’astrologie évolutive, qui m’ouvra les portes sur l’univers des archétypes. Ce nouveau champ lexical, qui créa un pont de langage entre les mondes émotionnels, intuitifs et conceptuels, m’introduisit à la philosophie et à la transdisciplinarité. Ces nouvelles connaissances ont rendu les mots aux images et formes qui m’habitaient. En dehors du circuit scolaire, j’ai continué mon cheminement artistique et humain, qui prit une direction inattendue en rencontrant l’artiste Matisse Makwanda, mon futur partenaire multidimensionnel. Au cœur d’années bouleversantes, j’ai vécu l’expérience d’un repositionnement au centre de ma création, à travers la rencontre : c’est dire, l’art de co-naître. J’ai pu connecter avec l’intimité de mon être, la découvrir comme jamais auparavant.

Dans la recherche de mon « je suis », ma réalité fut déconstruite et reconstruite. À la manière d’une traversée du miroir, du plat : je suis sortie de l’art visuel pour incarner l’art vivant – vers l’en soi. J’ai appris l’art numérique, l’écriture, le raisonnement, l’entrepreneuriat. À me voir grâce à la photographie. L’apprentissage de ces derniers médiums, je le dois à la co-création : à la rencontre d’individus qui eux-mêmes les œuvraient, les vivaient (connaissaient). Sans la rencontre et l’écoute de l’autre, il est difficile d’aller au-delà de ses propres disciplines, qui nous réduisent la plupart du temps à répéter des actions nous confortant dans ce que l’on pense qui nous définit. Le chemin de l’expression – l’investissement du soi – est certainement une voie d’innovation plutôt que de reproduction du même, car il y a valorisation de ce qui est unique. Cependant, pour se voir et s’investir, il est fécond de côtoyer l’autre. La co-création m’a engagée dans un processus de transformation.

Figure 3 : ACTE 2 : OUVRE (2017)[19] – JULIA HALL

Ce passage m’a donné un souffle nouveau dans ma recherche de la forme plastique. J’ai voulu repenser l’image en extrapolant sa dimensionnalité avec le tableau-sculpture. Aujourd’hui, je choisis donc mes matériaux de manière plus déterminante. D’abord, le fil comme phénomène de reliance, soutenant un ensemble de morceaux et participant d’une même image (écosystème). Du papier diaphane comme le voile de nos perceptions : saisir une réalité dans sa globalité n’est pas possible sans la considération de la complexité (des superpositions). Le plexiglas (voir Portrait Astro[20]), comme un niveau de réalité: une structure tangible de l’œuvre, qui donne tout de même vue sur ce qui est entre et à travers, sans obstruction. Pour leur fabrication, plusieurs étapes et disciplines interviennent, de façon fonctionnelle et intuitive. La peinture, le dessin, la sculpture, l’artisanat, le numérique, des séances de lecture et d’écriture, de dialogue.

Figure 4 : ACTE 2 : OUVRE (2017) – JULIA HALL

Le tableau-sculpture, la co-création, ainsi que l’exercice d’une posture transdisciplinaire, me réconcilient avec mon travail en art. Cette pratique est comme un guide, une autorité intérieure et un positionnement, qui me donnent l’agilité et l’ancrage nécessaires pour me désidentifier (des disciplines puis de mes actions) et me dé-circonscrire (je suis plus que la somme de mes actions et la situation particulière où je me trouve). Ceci aide à mieux me laisser traverser par l’expérience de création en elle-même ; cela étant, de valoriser la vitalité en soi, et le don de soi. Ce que la compétitivité permet moins, puisqu’elle a comme effet d’isoler des aspects de la réalité et de calculer le « faire ». Ces conditions peuvent dès lors être hostiles pour la co-naissance et la co-création – même si, dans les deux cas, le surpassement de soi demeure. Briser les cadres qui glorifient le comportement de performance et de compétition, c’est créer le risque de la rencontre, qui, au fond, est la prémisse d’un vertige, celui de la reconnaissance de l’autre, de soi et de son pouvoir créateur ; peut-être même, celui du fait que l’on ne crée jamais seul.

Œuvrer la transdisciplinarité

Hall’Makwanda

Hall’Makwanda signifie « espace de rassemblement »[21], d’où notre volonté de réunir plusieurs personnes, concepts, disciplines, œuvres. Au moment où nous nous sommes joints toutefois, le « rassemblement » s’est d’abord présenté comme un chaos d’avenues possibles. À partir de cet « espace » central du point de rencontre, quelle voie choisir parmi toutes celles qui s’offrent à nous ? Comment et quoi créer, considérant l’intermédialité d’un projet de cocréation transdisciplinaire ?

Malgré l’inconfort, nous avons commencé par une myriade de conflits, qui ont complexifié la lune de miel de l’amour naissant. Nos arts personnels faisant office de terrain d’actualisation du pouvoir créateur, les intimités de la création étaient difficilement conciliables. La friction était à son comble, peut-être du fait que nous avions beaucoup à mettre en commun, dans cet « espace » à apprivoiser et incluant le « nous ». Il fut alors question de créer un lieu tiers à notre image, pour co-naître à l’œuvre que nous pressentions et désirions ; transformer la comparaison défiante en émulation positive.

Nous avons choisi plusieurs portes – une conséquence de l’exercice transdisciplinaire, à travers un élément fédérateur : notre atelier-entreprise en création. Les multiples chemins – défrichés en même temps, en parallèle – nous ont été riches en matière de recherche et d’expérimentations, en développement d’affaires, et pour harmoniser nos langages et méthodes. Nous avons gagné la compréhension de notre complémentarité, et avons traversé l’étape de la collaboration (1+1=2) afin de parvenir à la cocréation (1+1=3). C’est en 2018 que nous conjuguons nos deux démarches artistiques pour engendrer la tierce, celle de Hall’Makwanda, et que de manière synchrone nous incorporons l’atelier VÆNTRAL. Il faudra néanmoins cinq ans d’expérience afin que l’on puisse articuler une mission, une vision et des valeurs d’entreprise, en 2023.

Figure 5 : SCHÉMA MULTIDIMENSIONNEL DU LOGOS VÆNTRAL (2018-2023) – HALL’MAKWANDA

Pour conclure, notre représentation du maillage subtil entre le tiers caché et le tiers inclus est ÆN SOI[22]. Une œuvre transmédiatique débutée en 2021, dont les personnages principaux sont Anima et Animus[23]. Sa poésie nous situe au cœur des choses, son histoire vraie et mythique est supra-romantique. ÆN SOI provient du creux du VENTRE, ce bol qui accueille l’information dans tous ses états – par le VENT et la tête, pour la métaphysique ; puis par la matière et l’estomac (le CŒUR au ventre), pour le comestible et l’émotif. Réfléchir, VANNER ou digérer nous fait parvenir au suc d’une ŒUVRE, à la nourriture. Ce qui nourrit donne la vitalité et anime les désirs, l’eurêka. Cette alchimie que le corps abrite et opère est une intimité transculturelle. C’est en ce sens que nous avons nommé notre atelier de création VÆNTRAL. Un lieu où des rencontres et créations habitent l’espace comme elles nous habitent. Notre corps est lui-même un atelier, la maison de l’être qui choisit de s’œuvrer. ÆN SOI c’est l’être qui s’œuvre à travers le monde, le monde à travers lui, à travers elle.

Figure 6 : PORTRAIT ÆN SOI (2023) – HALL’MAKWANDA

[1] https://www.vaentral.com/makwanda

[2] https://vaentral.com

[3] https://www.vaentral.com/julia-hall

[4] https://www.vaentral.com/hall-makwanda

[5] https://www.vaentral.com/produit/livre-digestion-lente-des-pronoms

[6] https://www.vaentral.com/projets/revolution-poetique

[7] https://www.vaentral.com/editions-mima

[8] La psychomagie est une approche d’art-thérapie développée par Alejandro Jodorowsky.

[9] https://www.plasticites-sciences-arts.org/PLASTIR/Makwanda%20P45.pdf

[10] https://vaentral.com/fr/projets/manger

[11] https://ciret-transdisciplinarity.org/ARTICLES/mknc.pdf

[12] Conseillère en transformation. Amie. Écrivaine et philosophe.

[13] Le conte originel est « Alice au pays des merveilles », écrit par Lewis Carroll.

[14] https://vaentral.com/projets/in-mythos

[15] https://vaentral.com/fr/projets/galvanoplastie

[16] Terme allemand signifiant « œuvre d’art totale ».

[17] https://www.vaentral.com/fr/projets/acte-0-vision

[18] https://www.vaentral.com/fr/projets/fusains/

[19] https://www.vaentral.com/fr/projets/acte-2-ouvre

[20] https://www.vaentral.com/fr/projets/scorpion/

[21] En français, un « Hall » peut désigner l’entrée principale ou le vestibule d’un édifice, comme un hôtel ou une gare, une grande salle destinée à des événements et des expositions, un couloir ou un passage. En lingala, le nom « Makwanda » signifie « celui qui rassemble ».

[22] https://vaentral.com/fr/hall-makwanda/aen-soi

[23] Inspirés par la psychologie analytique de Carl Gustav Jung.

BIBLIOGRAPHIE :  

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Boutet D. (2010), « L’art comme mode de recherche et de connaissance », www.recitsdartistes.org

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Jodorowsky A., Costa M. (2004), La Voie du Tarot, Paris, Albin Michel, « J’ai lu ».

Jung C. G. (1986), Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, « Folio essais ».

Nicolescu, B. (dir.) (2016), Le tiers caché dans les différents domaines de la connaissance. Paris : Éditions Le Bois d’Orion.

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