Par Alexandre Michaud, étudiant au baccalauréat en Innovation sociale.
“Mais nous, nous voulons devenir ceux que nous sommes, les nouveaux, ceux qui n’adviennent qu’une fois, les incomparables, ceux qui se donnent à eux-mêmes leur loi, ceux qui se créent eux-mêmes !”
– Nietzsche, Le gai savoir.
Actuellement, il persiste une opinion particulièrement populaire quant aux changements climatiques. Il persiste en tous lieux l’opinion selon laquelle nous pouvons résister aux désastres écologiques par la voie de l’innovation technologique et de la croissance économique. Une telle perspective est diffusée, par exemple, par le think tank libertarien Cato Institute. Dans un texte publié en 2008 dans leur journal Policy Analysis, l’auteur Indur M. Goklany argumente que, face aux changements climatiques, les politiciens devraient encourager le développement durable et l’innovation technologique[1]. L’auteur avance que c’est la croissance économique et l’innovation qui augmentent la résilience des générations futures et présentes[2]. Cette perspective est aussi promue par des auteurs de “gauche” et voit son incarnation dans des initiatives telles que la Green New Deal. L’objectif dans ce cas serait de financer publiquement la transition vers une économie alimentée à l’énergie renouvelable, et investir dans la création d’emplois verts (dans la construction d’infrastructures, transports en commun, production d’énergie, etc.)[3].
Dans ce texte, nous désirons nous distancer des opinions populaires et argumenter que la solution à la crise actuelle n’est pas technologique, ni simplement économique, mais principalement politique. Nous avancerons la thèse selon laquelle les problèmes écologiques proviennent de problèmes sociaux. Pour ce faire, nous nous inspirerons de l’oeuvre de Murray Bookchin afin de démontrer que “l’idée de dominer la nature découle de la domination de l’humain sur l’humain”[4]. En incluant des auteurs tels que John Zerzan et David Graeber, nous investiguerons l’émergence des hiérarchies et leurs impacts sur la psychologie humaine. Par la suite, afin de dresser le portrait d’une écopolitique, nous utiliserons de manière critique les textes de Bookchin afin de sonder quelles formes de gouvernances, quels modes de gestion politique, favorisent l’harmonie entre les humains, et donc l’harmonie avec la nature. Finalement, nous entamerons, à l’aide d’auteurs variés tels que Francis Dupuis-Déri, Gilles Deleuze, Mark Fisher, et John Hollway, un questionnement au sujet des stratégies nécessaires à la réalisation d’une telle écopolitique.
Écologie et politique
Sociétés organiques et sociétés hiérarchiques
Selon Bookchin, les sociétés humaines ont émergées sous une forme organique. Les sociétés organiques mettaient le focussur la communauté et l’égalité[5]. Leur organisation de la politique et de l’économie favorisait l’interdépendance, la complémentarité entre les individus, et la stabilité. Pour Bookchin, l’observation des premiers peuples aujourd’hui nous permet d’illustrer cette perspective sur “l’ordre naturel”. Par exemple, nous pouvons nous baser sur l’observation de premiers peuples du Canada. Comme le mentionne Olive Patricia Dickason, plusieurs peuples nomades avaient un mode de vie égalitaire. Parmis ceux-ci, l’autorité se trouvait liée au groupe, les ressources étaient disponibles à tous, et le pouvoir du/des leaders se limitait à leur influence[6]. Notamment, les chefs Micmacs pouvaient influencer des actions, mais personne ne se trouvait assujetti à leur volonté[7]. Parmi certains peuples des Plaines, les rôles importants, tel que l’administration des chasses, étaient répartis par consensus social[8]. Nous trouvons des modes de gouvernance égalitaires semblables à travers le globe. Chez les Nuer d’Afrique de l’Est, la notion de chef est encore plus diffuse. Le chef possède aucun contrôle sur la population, aucun pouvoir centralisé, mais agit seulement comme médiateur lors de disputes[9]. On trouve aussi au sein de diverses sociétés acéphales, sans pouvoir centralisé, une gouvernance du quotidien par un ensemble de rituels et de valeurs partagées. Dans ces sociétés, ce sont des cycles de rituels fort complexes et pratiques qui déterminent les comportements et la relation au monde, non des hiérarchies politiques ponctuelles[10].
Dans ses ouvrages, Bookchin retrace à de nombreuses reprises la complexification des hiérarchies à travers le temps. Celui-ci explique que cette complexification s’est effectuée par l’entremise de tournants, des stades, historiques. Le premier de ces tournants aurait été l’émergence de gérontocraties et de classes guerrières. C’est à ce moment que commence la dissolution des relations organiques en société. Par la suite, Bookchin souligne l’importance de la cité. L’apparition de la cité dans l’antiquité marqua de nombreux progrès tangibles dont la mise en valeur des institutions publiques (ex. Systèmes de taxation, assemblée publique, administration…) et la popularisation de la notion d’humanité[11]. Par contre, de tels progrès furent contre balancés par un recul des valeurs communautaires traditionnelles, la monté de la propriété privée, et la formation de la bureaucratie. Comme le mentionne Bookchin, “vue sous son aspect négatif, la cité consolida la privatisation de la propriété sous une forme ou sous une autre : structure de classes, institution quasi étatique, ou pleinement étatique”[12]. Le dernier virage historique que souligne Bookchin est l’émergence de l’État nation et du capitalisme. Celui-ci souligne les effets positifs d’une telle transition : la généralisation du droit et de l’accès à la justice, l’accélération de l’innovation technologique, et le déploiement du commerce sur l’échelle mondiale. Mais, encore une fois, les effets négatifs sont multiples : la centralisation du pouvoir politique (déclin des pouvoirs locaux), la répression des mouvements confédéralistes, la dégradation des liens communautaires et coopératifs au profit de la compétition, la monopolisation économique, la régression de l’artisanat et la prolétarisation, la croissance au détriment de la nature[13]…. Bookchin en va jusqu’à dire que le capitalisme est le dernier tournant de l’histoire. Il écrit que “le capitalisme constitue le point de négatif absolue pour la société et pour le monde naturel. (…) La seule solution qui existe, c’est de le détruire, car il incarne tous les maux”[14].
Perspectives sur l’émergence des hiérarchies
Nous nous concentrerons ici sur les processus d’émergence des hiérarchies. Revenons donc sur nos pas…Selon Bookchin, la première forme de hiérarchie fut la gérontocratie. L’expérience accumulée par les aînées leur concéda un poste spécial de conseillers au sein des communautés. Ainsi débuta une forme de domination de la jeunesse par les plus âgés[15]. Par contre, cette forme hiérarchique restait assez égalitaire. En effet, toutes les personnes de la communauté pouvaient atteindre le poste de gérontocrate, il suffisait simplement de vivre assez longtemps. Des formes hiérarchiques plus strictes apparurent lors de l’extension de la sphère civile. Comme les communautés devenaient plus vaste, les confrontations avec d’autres groupes avoisinants devinrent de plus en plus fréquentes. Une importance accrue fut donnée aux groupes guerriers, plus particulièrement aux hommes, et peu à peu leurs demandes en matière de ressources devinrent assez grandes pour assujettir le reste de la communauté. La vie économique de la société se mit à tourner de plus en plus autour des besoins guerriers. Éventuellement, le raffinement des hiérarchies par l’alliance des gérontocrates aux groupes guerriers, mena à l’officialisation politique de groupes affirmant un contrôle sur d’autres groupes[16].
Cette théorie de Bookchin est aujourd’hui contestée. Il n’existe pas une théorie unique de l’émergence des hiérarchies. Par exemple, certains auteurs – encore dans la tradition anarchiste – comme John Zerzan vont argumenter que les hiérarchies surviennent avec la complexification de la technique. Avec l’émergence de l’agriculture commence des formes d’appropriation privée et d’accumulation de richesses, et peu à peu se concrétise des classes sociales. Aujourd’hui nous aurions oublié en grande partie en quoi consiste la liberté. Nos comportements deviennent dépendant d’une myriade de machines restreignant nos possibilités et nous avilissant à une classe de technocrates capitalistes[17]. D’autres théoriciens, tel que l’anthropologue David Graeber, vont avancer que de telles théories concernant l’émergence des hiérarchies sont plus fondés sur des opinions individuelles que sur des faits[18]. Nous n’avons aucune preuve pour affirmer que les peuples nomades “primitifs” étaient généralement plus démocratiques et que des groupes plus larges par la suite devaient former des hiérarchies. Il ne suffit pas de collecter quelques observations sur des peuples autochtones pour soudainement affirmer une connaissance du paléolithique et néolithique. Nombre d’études anthropologiques démontrent que les sociétés ne se développent pas en stades, mais suivent des cheminements distincts et divers. Dans tous les cas, malgré que nous ne connaissons pas le processus exact de l’émergence des hiérarchies, nous pouvons tout de même soutenir que peu à peu la domination, non l’interdépendance et l’égalité, devint caractéristique des sociétés humaines. À travers le temps, les hiérarchies humaines se sont complexifiées avec leurs mécanismes de contrôle et de discipline. Les sociétés modernes se sont distinguées par la formation de classes sociales et puis de l’État, ce qui engendra la domination de la majorité par une classe de riches et d’élites politiques.
Hiérarchie et écologie
Suivant ses premières conclusions, Bookchin argumente que les sociétés organiques mènent à une harmonie entre l’humain et la nature. À l’opposé, les sociétés hiérarchiques mèneraient à une domination de la nature par l’humain. Selon Bookchin, la complexification des hiérarchies au long de l’histoire humaine a corrompu sa nature, ses impulsions de liberté et de coopération. Les hiérarchies, s’immisçant dans le quotidien et le temps, ne sont pas seulement un mode de gestion politique, mais aussi une perspective sur le monde. Comme le mentionne Bookchin, “la hiérarchie n’est pas seulement une condition sociale, c’est aussi un état de conscience, une sensibilité particulière aux phénomènes à tous les niveaux de l’expérience personnelle et sociale”[19]. L’internalisation des hiérarchies dans la psychologie humaine devient une disposition d’esprit, une façon de voir la réalité. Ainsi, les populations habituées aux structures politiques autoritaires se mettent à étendre cette perspective à l’ensemble de l’existence, incluant la nature. La nature devient une hiérarchie, une pyramide au sommet de laquelle se trouve l’humain, maître de l’ordre naturel. Afin de retourner à une harmonie avec la nature, il faut donc abolir ces hiérarchie, cultiver des agencements plus organiques qui ramènent l’humain à ses instinct de coopération et de liberté. Cette vision de la nature humaine comme être bienveillant se rapproche d’auteurs comme Kropotkine. Celui-ci mentionne dans L’entraide que “le Sauvage obéit aux prescriptions du droit commun (…) Il leur obéit même plus aveuglément que l’homme civilisé obéit aux prescriptions de la loi écrite (…) à l’intérieur de la tribu, la règle de chacun pour tous est souveraine”[20]. Plusieurs études scientifiques contemporaines tendent à confirmer la vision de Bookchin. Par exemple, une étude publiée en 2015 par la revue Scientific Reports démontre que la présence de hiérarchies affecte négativement la coopération dans des groupes humains[21]. D’autres recherches proposent que la générosité, le partage de ressources, et l’altruisme favorisent l’émergence de structures coopératives[22].
Portrait d’une écopolitique
L’écopolitique chez Bookchin
Quelles formes d’organisations de la vie politique favoriseraient l’harmonie entre les humains ? Quelles organisations favoriseraient l’égalité et l’interdépendance ? Encore une fois, nous pouvons nous tourner vers Murray Bookchin pour répondre à ces questions. Celui-ci décrit dans son livre Une société à refaire un chemin possible de transition qui pourrait maximiser la liberté des individus et la coopération entre les humains. Bookchin mentionne que l’harmonie entre les humains passe par une déconstruction de la principale structure hiérarchique de notre époque, soit l’État. La réalisation de notre écopolitique passerait donc par une décentralisation de la politique, le quartier et la municipalité deviendraient les centres décisionnels au contraire de la bureaucratie étatique et de la monopolisation capitaliste[23]. Ensuite, afin d’assurer une communication d’égal à égal entre les citoyens, la gestion municipale devrait souligner les compétences de tous pour gérer les affaires publiques[24]. Cette reconnaissance, pour être complètement efficace, passerait par la formation d’une démocratie directe. Au sein d’une démocratie directe, c’est l’ensemble des citoyens qui dirigent le monde politique. La prise de décisions s’effectue lors d’assemblées populaires, par un vote à majorité totalement inclusif. Les administrateurs, ceux qui appliquent les décisions, sont élues par l’ensemble des citoyens et restent en tout temps imputables[25]. Pour éviter la spécialisation excessive, une domination des technocrates, il devrait y avoir une rotation des tâches et des rôles entre les citoyens. La municipalité prendrait aussi la responsabilité de rendre les citoyens apte à la participation politique. Cela s’effectuerait premièrement par une transparence absolue des administrateurs dans leurs activités, et par une instruction d’une majorité des citoyens dans des sujets tels que la critique sociale, la gestion, la comptabilité, l’éthique publique, et l’art du débat. Aussi, l’application de sondages, de discussions, et de consultations publiques favoriserait l’échange d’idées et l’accès à des experts sur les sujets importants. Afin d’assurer une accessibilité maximale aux assemblées, les citoyens pourraient être rémunérés pour leur participation. La participation politique n’est pas une dépense matérielle, mais un investissement de temps[26]. Finalement, l’implication politique intégrale demandrait quelques ajustements techniques tels que la création de municipalités plus petites (afin de faciliter la coordination des assemblées populaires) et la diffusion de la démocratie à un maximum d’institutions tels que les centres communautaires, les commerces, les centres de production, les milices et les bibliothèques[27].
Cette décentralisation de la politique s’accompagnerait d’une confédération, soit une assemblée des municipalités, qui agirait comme institution de coordination et d’administration. La confédération, constituée de représentants élus au niveau municipal, aurait comme but d’appliquer un ensemble de lois, soit des normes éthiques et écologiques, à l’ensemble des villes et villages actifs au sein de celle-ci[28]. De plus, la confédération aurait pour rôle le maintien de l’interdépendance entre les municipalités. La confédération à un rôle de coordination dans le sens qu’elle assure un transfert de ressources “juste” entre les communautés afin d’assurer que l’ensemble de celles-ci puisse accéder aux ressources nécessaires à leur épanouissement économique et politique[29]. Ainsi, la confédération remplacerait l’actuel État-nation, et agirait comme institut d’intervention éthique et de coordination des ressources.
Écopolitique et liberté
Voilà l’écopolitique promue par Bookchin. Nous sommes en accord avec plusieurs points de celle-ci, mais désirons aussi exprimer quelques désaccords. Premièrement, nous ne pensons pas que l’établissement d’une telle écopolitique devrait (absolument) être un mouvement universel. En effet, selon Bookchin, la dissolution générale des hiérarchies s’inscrit dans une marche de l’histoire comme “porte parole de l’intérêt de l’humanité”. Nous pensons qu’un tel universalisme prend un tournant totalisant. Chaque endroit possède des traditions différentes, des contestations différentes, des construits différents. Certaines populations voudront garder certaines hiérarchies, des structures religieuses, des rôles non établies par le vote mais par l’initiation, la prouesse, ou l’hérédité. Pas tous les peuples, pas toutes les communautés, sont prêtent à suivre le chemin de transition présenté ci-dessus. La transition, soutenue par un impératif d’harmonie entre les humains, devrait minimalement passer par une décentralisation politique, mais les chemins de la démocratie sont divers et parfois mystérieux. De plus, nous pensons que la transition devrait favoriser une liberté maximale. Ainsi, nous pensons que la plus grande liberté que peut posséder un groupe ou un individu est la liberté de choisir ses institutions, choisir ses droits et ses contraintes. L’établissement d’une telle liberté passe par la possibilité d’exclure, la possibilité de non-association.
Secondement, contrairement à Bookchin, nous sommes en désaccord avec la formation d’une commune des communes, soit la formation d’une confédération telle que décrite à la fin de la section précédente. Nous pensons qu’une telle confédération ne ferait que déplacer la centralisation, mais sur un autre niveau. La municipalité, qui devrait représenter une institution démocratique, se trouve encore une fois régulée par une entité centralisée qui influence à la fois ses libertés économiques et politiques. Une décentralisation véritablement libre donnerait la possibilité à chaque ville et village de choisir ses propres politiques et régulations de nature économique. Une centralisation administrative et coordinatrice sous la forme d’une confédération ramènerait simplement les problèmes associés à l’économie planifiée : diminution du financement des secteurs et entreprises innovants, régression des incencitifs visant l’innovation et la productivité, répression des libertés économiques et politiques. Nous pouvons aussi critiquer la régulation morale soutenue par Bookchin en adressant cette question : quelles punitions seront associées à la digression du code moral par les individus et les municipalités ? La démocratie sera telle accompagnée d’un système de surveillance et d’exclusion ? Voilà une contradiction béante qui devra certainement être adressée.
Pour notre part, nous croyons qu’une décentralisation visant à maximiser la liberté des individus et des collectivités passerait par l’instauration d’une économie marchande qui assurerait l’échange des ressources. Par exemple, en s’inspirant du socialisme de marché, nous pourrions voir l’avènement d’un marché principalement composé de coopératives. Cela assurait une maximisation de la liberté économique des individus dans le sens que les consommateurs pourraient influencer directement la production de marchandises, et que les producteurs pourraient directement influencer les conditions de travail. La production de grande échelle, comme la production d’énergie, pourrait aussi passer par les mains du marché coopératif, ce qui assurait sa compétitivité, son imputabilité, et son efficience. On verrait de cette façon l’instauration d’une économie à la fois décentralisée, mais aussi libre de toutes contraintes autre que celles introduites par l’influence démocratique des consommateurs et des producteurs. Mais, nous devons garder en têtes que cette forme de coordination des ressources n’est qu’une possibilité parmis tant d’autres. L’instauration d’institutions et leur configuration doit passer par la démocratie, même si cela semble mener à des erreurs.
L’avènement de l’écopolitique
Mais encore, comment pouvons-nous faire émerger ce nouvel ordre démocratique ? Premièrement, nous pensons que le mouvement écologiste passera par une diversité des tactiques. Parfois pacificifistes, parfois violentes. Dans un texte publié dans Le journal des alternatives, Francis Dupuis-Déri argumente pour la diversité des tactiques[30]. Celui-ci écrit qu’une telle approche nous permet de concrétiser des valeurs de liberté et de solidarité. La diversité des tactiques nous permet de multiplier les formes d’insurrections dans une diversité de milieux. De plus, celle-ci permet une plus grande mobilisation anticapitaliste, antiautoritaire, parmis plusieurs populations. Et plus important, la diversité des tactiques reconnaît l’autonomie des mouvements, ce qui nous empêche de tomber dans une pensée totalitaire où un groupe ou un individu croit posséder la solution à tous les problèmes. Nous comprenons que ce point peut être parfois en contradiction avec notre objectif d’harmonie, mais l’imposition d’une ligne universelle de transition est aussi en contradiction. Certaines contradictions sont insolubles, il faut donc faire des choix selon nos valeurs et selon notre plus grande volonté.
Secondement, nous pensons que la transition s’effectuera à partir des marges. Pour arriver à ce constat nous nous inspirons d’auteurs tels que John Holloway, Deleuze, et Mark Fisher. Dans son post scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze propose que nous sommes passé d’une société disciplinaire à une société de contrôle. Au sein des sociétés disciplinaires, l’aliénation se concrétisait dans une multitude de lieux fermés. Comme le mentionne Deleuze, “l’individu ne cesse de passer d’un milieu à un autre, chacun ayant ses lois : d’abord la famille, puis l’école, puis la caserne, puis l’usine, de temps en temps l’hôpital, et puis la prison”[31]. Au contraire, la société de contrôle se définie par une dissolution des institutions et des organisations dans le quotidien. Les limites entre où commence l’institution et où celle-ci termine sont de plus en plus floues. L’éducation devient continue, le travail s’apporte à la maison, la surveillance et le commerce se balade en tout lieu sur nos cellulaires. Peu à peu, comme se construit une habitude face à ce contrôle continue, c’est notre tête qui devient la prison. Nous internalisons le contrôle. On devient addicté au contrôle, addicté à l’organisation, à l’entreprenariat, au travail.
C’est en poursuivant cette réflexion que Mark Fisher, dans son livre Capitalism realism, avance que le capitalisme se maintient par une manipulation de nos désirs, l’établissement de fantasmes autour de ses axiomes[32]. La société de contrôle ne peut que persévérer qu’en se rendant désirable, de plus en plus addictive. La dynamique marchande de notre époque, en prenant la forme d’un flot continue de gratifications (communication instantanée, fast food, divertissement sur demande, etc.), envoûte les individus dans un circuit de consommations rapides. Lors d’une entrevue intitulée la question de la drogue[33], Félix Guattari illustre la mécanique addictive de la consommation. Celui-ci relate une expérience où la population d’un bloc d’appartements eut l’instruction d’arrêter toute écoute de leur télévision. L’expérience dû être arrêtée après une semaine puisque certaines personnes présentaient des symptômes de sevrage ! Selon Mark Fisher, à une époque où beaucoup de personnes se sentent “emprisonnées dans leur imaginaire”, la libération consiste à “amener les gens hors d’eux-même” et puis les encourager à devenir ce qu’ils sont, devenir authentiques et “indépendants”[34]. Mais, comment cette libération peut-elle advenir ?
C’est à ce moment que nous pouvons introduire la stratégie interstitielle, le potentiel considérable des marges. En un premier temps, les marges peuvent participer à la formation de “nouveaux circuits de communication” où il est possible d’échapper au quotidien et exprimer à la fois ses désirs et ses complaintes[35]. De tels espaces sont ce que Fisher appel des “incubateurs de conscience”, soit des espaces où on arrête d’être seulement des individus passifs, mais où l’on commence à constituer des groupes et de nouvelles différences[36]. En un second temps, les marges peuvent être des milieux où l’on expérimente de nouveaux modes de vie. Ce sont des espaces où l’on peut enfin concrétiser toutes les fausses promesses de l’entreprise capitaliste : encourager l’autonomie, la créativité, la multiplicité. C’est en créant un contraste frappant à partir des marges que nous ignitions la lueur d’espoir qui projettera les futures révolutions !
John Holloway, dans son livre Crack capitalism, développe encore plus l’argumentaire pour la révolution par les marges. Ses arguments sont multiples et réunis en un total de 33 thèses. Nous ne pouvons pas résumer l’ensemble de ses arguments dans un texte aussi sommaire que le nôtre, mais nous pouvons en nommer quelques unes. Premièrement, John Holloway mentionne que les marges peuvent former des espaces où se déploie un “autrefaire”, une nouvelle façon de créer et de vivre. L’accumulation et le raffinement de ces autrefaires constitue maintes possibilités d’apprendre un mode de vie post-capitaliste et post-hiérarchique. Puisque le vivre ensemble – l’harmonie entre humain – n’est pas quelque chose d’inné, mais un produit social, les marges peuvent constituer un milieu transitoire d’instruction[37]. Deuxièmement, la révolution par les marges nous permet de dépasser les luttes, dépasser les attentes[38]. Par exemple, le syndicat d’une usine peut lutter pour l’amélioration des conditions de travail des ouvriers, mais rarement plus que cela. Par contre, dans un quartier marginalisé où les commerces se font rares, les habitants peuvent se prendre en main et former des entreprises autogérées afin de subvenir de manières autonomes à leurs besoins. En plus de permettre des dépassements, la révoltes interstitielle est flexible. Celle-ci peut être intégrée au quotidien, se développer à temps partiel. De cette manière, la stratégie interstitielle permet une mobilisation optimale. Troisièmement, la révolution par les marges permet un agir dans l’ici et maintenant. Pas besoin d’attendre les résultats d’une négociation ou d’une révolution; les futurs possibles, les chemins de la libération, se construisent dans le présent. Comme l’écrit Holloway : “le communisme devient une nécessité immédiate, et non un stade de développement”[39]. Finalement, la marge peut constituer une temporalité d’émancipation et de défoulement. Certains espaces en marge, mobilisés comme brèches dans le quotidien, participent à la création de moments de libération, des moments où les rôles et les tabous normatifs sont soulevés. Lors de ces moments, tous et chacun peut s’exprimer librement en sécurité, explorer des rôles et des possibilités identitaires. C’est le défoulement, la grande catharsis. Parfois, la marge révolutionnaire “c’est aussi un moment au cours duquel le rire fait une percé à travers le sérieux de la domination et de la soumission, non pas le rire individuel, mais un rire collectif qui ouvre sur un autre monde”[40]. À leurs paroxysmes, ces moments acquièrent une valeur existentielle. Ils deviennent des moments intenses qui marquent une réappropriation collective et individuelle de la liberté de devenir, la liberté de s’exprimer pleinement d’une manière authentique. Toutes personnes ayant exploré les brèches, ayant navigué la multiplicité et ce que l’on pourrait décrire comme la temporalité de l’aventure, soit cette temporalité particulière où l’on s’attelle à créer des futurs, sera d’accord comme nous que l’intensité d’un tel vécu “donne forme et signification à la vie toute entière”[41].
Conclusion
Dans ce texte, nous avons désiré démontrer que l’établissement d’une société écologique passera non par un ensemble de réformes économiques, ou par l’autorégulation du marché, mais par des transformations sociales d’envergure. En nous appuyant sur les travaux de Bookchin, nous avons argumenté que la décentralisation politique et la démocratie radicale sont des éléments clefs d’une société écologique. Comme Bookchin, nous avons soutenue qu’une écopolitique efficace favoriserait la dissolution de l’État-nation vers le pouvoir local. Suivant ces réflexions, nous nous sommes aussi distanciés des travaux de Bookchin en critiquant son universalisme et son confédéralisme. Nous avons proposé un modèle de décentralisation axé sur la maximisation de la liberté et l’acceptation de la différence, un modèle politique où chaque localité possède une pure autorité sur ses actions politiques et économiques. Finalement, nous avons adressé la question de la transition. Comment pouvons-nous nous diriger vers une telle utopie écologique ? Nous avons donc argumenté pour une stratégie interstitielle où l’émergence d’un monde nouveau passerait par les marges. Dans les marges de la société, une diversité de mouvements peuvent expérimenter des nouvelles façons de vivre, des nouvelles consciences, et pratiquer ainsi que partager des agencements sociaux plus démocratique et égalitaire. Les interstices, présent dans une multitude de lieux et de temps, offrent la possibilité d’une révolution continue qui se déploie au quotidien.
Au final, notre texte comporte plusieurs limites. Comme l’ensemble des écrits utopiques, celui-ci, tout en s’inspirant d’ouvrages honnêtes en sciences humaines, comporte maint inspirations arbitraires qui ressortent souvent de l’intuition. Imaginer le futur, surtout quand l’on pense aux alternatives et ce qui semble pour l’instant impossible, demande parfois plus d’introspection que d’objectivité. Après tout, la question centrale reste très personnelle : “dans quel montre voudrais-je vivre ?”. L’écrit utopique reste en grande partie un reflet de qui nous sommes. De plus, en adressant cette fois-ci notre argumentaire, il faudrait apporter quelques précisions. Premièrement, nous avons soutenue qu’une économie verte et décentralisée pourrait être coordonnée par le marché. Nous devrions examiner cette proposition et explorer comment le marché peut agir comme système de maximisation des libertés politiques et économiques, et ainsi se distancier des structures de dominations qui sont si visibles actuellement. Secondement, nous devrions regarder plus en profondeur la stratégie interstitielle et adresser ses critiques. En particulier, nous devons adresser le lien entre la stratégie interstitielle et l’État. En effet, la stratégie interstitielle, telle qu’exposée dans ce texte, concerne seulement l’économie et la société civile : des marges se forment au sein des entreprises, à travers des initiatives individuelles, par des mouvements populaires, et des organisations informelles. Cette conception ignore le rôle de l’État qui, au niveau de la transition écologique, peut jouer un rôle clef par l’établissement de politiques publiques et la distribution de richesses[42]. Il faut donc explorer les questions suivantes : comme les mouvements et initiatives de la société civile peuvent influencer l’État ? Comment l’État peut-il supporter les mouvements interstitiels ? Quel peut être le rôle de l’État dans la décentralisation ? En somme, il faut déterminer si l’État, cet institution de centralisation qui devrait être dissous, peut tout de même participer à la transition écologique.
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Notes
[1] Indur M. Goklany, « What to Do about Climate Change », Policy Analysis, no 609 (2008) : 22.
[2] Ibid., 23.
[3] Rob Jordan, « Stanford energy and environment experts examine strengths and weaknesses of the Green New Deal », Stanford news, 28 mars 2019, https://news.stanford.edu/2019/03/28/strengths-weaknesses-green-new-deal/
[4] Antoine Lagneau, « Écologie sociale et transition, entretien avec Vincent Gerber », La découverte 3, n.75 (2013) : 78.
[5] Murray Bookchin, The Ecology of Freedom (Palo Alto : Cheshire Books, 1982), 5.
[6] Olive Patricia Dickason, Les première nations du Canada, depuis les temps les plus lointains jusqu’à nos jours (Québec : Les Éditions du Septentrion, 1996), 44.
[7] Ibid., 45.
[8] Ibid.
[9] Michael Taylor, Community, anarchy, and liberty (Cambridge : Cambridge University Press, 1982), 34.
[10] Charles Stanish, The Evolution of Human Co-operation, Ritual and Social Complexity in Stateless Societies (Cambridge : Cambridge University Press, 2017), 90-93.
[11] Murray Bookchin, Une société à refaire (Montréal : Écosociété, 2010), 123.
[12] Ibid, 127.
[13] Ibid, 131-140.
[14] Ibid, 143.
[15] Murray Bookchin, Une société à refaire (Montréal : Écosociété, 2010), 85.
[16] Ibid, 95.
[17] John Zerzan, A People’s History of Civilization (Port Townsend : Feral House, 2018).
[18] David Graeber, « How to change the course of human history (at least, the part that’s already happened) », 2 mars 2018, https://www.eurozine.com/change-course-human-history/?pdf
[19] Murray Bookchin, The Ecology of Freedom (Palo Alto : Cheshire Books, 1982), 5.
[20] Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution (Montréal : Écosociété, 2001), 159-160.
[21] Katherine A. Cronin et al., « Hierarchy is Detrimental for Human Cooperation », Scientific Reports 5, n.18634 (2015).
[22] Michael Price, « True altruism seen in chimpanzees, giving clues to evolution of human cooperation », 19 juin 2017, https://www-sciencemag-org.proxy.bib.uottawa.ca/news/2017/06/true-altruism-seen-chimpanzees-giving-clues-evolution-human-cooperation.
Shun Kurokawa, « The role of generosity on the evolution of cooperation », Ecological Complexity 40, n.A (2019).
[23] Murray Bookchin, Une société à refaire (Montréal : Écosociété, 2010), 268.
[24] Ibid, 258.
[25] Ibid, 259.
[26] Ibid, 264.
[27] Ibid, 276.
[28] Murray Bookchin, « Libertarian Municipalism: An Overview », Democracy and Nature 1, n.1 (1992).
[29] Murray Bookchin, « The Meaning of Confederalism », The Anarchist Library, 28 avril 2009, https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-the-meaning-of-confederalism
[30] Francis Dupuis-Déri, « Retour sur la diversité des tactiques », Journal des Alternatives 9, n.7 (2018).
[31] Gilles Deleuze, « post scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre journal, n.1 (1990), 2.
[32] Mark Fisher, Capitalism realism, is there no alternatives ? (Washington : Zer0 books, 2009), 25.
[33] https://www.youtube.com/watch?v=uWwrNHpasY4
[34] Mark Fisher, Op. Cit, 74.
[35] Ibid, 75.
[36] Mark Fisher, « Acid communism : drogues et conscience de classe », http://revueperiode.net/acid-communism-drogues-et-conscience-de-classe/.
[37] John Holloway, Crack capitalism, 33 thèses contre le capital (Paris : Libertalia, 2010), 55.
[38] Ibid, 56.
[39] Ibid, 62.
[40] Ibid, 70.
[41] Ibid, 73.
[42] Erick Olin Wright, Envisioning real utopias (New York : Verso, 2010), 335-336.