Par Sophie Elias-Pinsonnault, étudiante au baccalauréat en Innovation sociale.
Les changements climatiques cognent à notre porte. L’effondrement de la biodiversité fait de même. Certains pensent que c’est sans crier gare et s’en trouvent surpris, cherchent à trouver une solution magique. D’autres le savent depuis bien longtemps et travaillent sans relâche pour trouver une solution viable afin de soit limiter ces désastres environnementaux, soit développer une manière pour que nous puissions nous y adapter.
À un extrême du spectre de l’environnementalisme se trouvent ceux qui pensent que le développement technologique amènera la solution aux problèmes environnementaux, ce qui nous permettra de continuer de mener une vie dans l’abondance de manière soutenable. Parmi ces cornuscopiens se trouvent ceux et celles qui croient en le pouvoir de la géoingérierie pour ralentir, voire stopper les changements climatiques (Bourg & Hess 2010), ou encore ceux et celles qui ont bien confiance en l’arrivée d’une troisième révolution industrielle qui, en développant l’internet des objets (internet of things), permettra le remplacement du système capitaliste par un système décentralisé, collaboratif et ouvert (Rifkin 2014).
Seulement, d’autres sont moins optimistes face à la technologie et pensent plutôt qu’elle nous mène vers la catastrophe. Dans cette perspective, il devient nécessaire de réduire notre dépendance à la technologie et aux énergies fossiles, en renforçant nos communautés et en encourageant le commerce local. Telle est la vision de la Transition[1], un mouvement initié par Rob Hopkins qui se base sur la reconstruction de la résilience locale. Dans ce contexte où la Transition semble une bonne option pour vaincre la crise environnementale, il convient de se demander : la Transition nous permettra-t-elle effectivement de faire face aux menaces qui s’annoncent pour l’humanité? Nous verrons ici que la Transition a une proposition très prometteuse, mais présente certaines faiblesses qui sont difficiles à surmonter. Seront ici présentées les propositions de la Transition — le contexte sur lequel elle se base, son projet de Transition et les initiatives concrètes qui se développent — en plus des principaux débats qui l’entourent quant à son caractère prescriptif et son apolitisme.
PREMIÈRE PARTIE — LA TRANSITION
La Transition est née des travaux de Rob Hopkins, professeur de permaculture[2], lorsqu’en 2004 il conçoit un projet avec ses élèves menant au développement d’un plan de descente énergétique pour la ville de Kinsale (Irlande). Ce projet a donné naissance au KEDAP (Kinsale Energy Descent Action Plan), dont Hopkins s’est inspiré pour développer la première Initiative de Transition, Transition Town Totnes, en Angleterre. La vision du mouvement de Transition a été officialisée par l’écriture et la publication du Manuel de Transition par Hopkins en 2008, qui présente les prémisses, les objectifs et la méthode de la Transition.
Mise en contexte
Le mouvement de Transition se positionne dans un contexte bien précis, caractérisé par le pic pétrolier d’une part et le changement climatique d’autre part. Considérées comme deux réalités interreliées, elles sont désignées comme les « Jumeaux de l’hydrocarbure » (Hopkins 2008, 18).
Lors de l’écriture du Manuel de Transition en 2008, l’imminence d’un pic pétrolier s’annonçait dans un avenir proche. Alors que la population mondiale augmente sans cesse et que la consommation énergétique per capita fait de même, la demande totale d’énergie est en pleine croissance. Cette énergie vient majoritairement de combustibles fossiles — 81 % de la consommation mondiale d’énergie en 2008 selon la Banque Mondiale (IEA Statistics 2015) — dont les réserves planétaires ne cessent de diminuer. Ainsi s’annonçait, dans les prochaines années, la fin du pétrole bon marché — entre 2007 et 2015 selon les prédictions du temps de l’écriture du Manuel (Hopkins 2008). Nous n’avons aujourd’hui toujours pas atteint ce pic pétrolier, et il convient de souligner que cela remet en question les fondements sur lesquels se fonde la Transition. Toutefois, certains experts soutiennent que ce dernier a seulement été reporté en raison de l’exploitation acharnée d’hydrocarbures « non conventionnels » (Halle aux sucres 2018).
Simultanément, la menace des changements climatiques commençait à attirer plus amplement l’attention. À ce moment, on prend conscience du réchauffement du climat — augmentation de 0,49 °C en 2008 par rapport au climat de 1880 (NOAA 2008) — dû à l’augmentation constante de la concentration des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. L’analyse de la calotte glaciaire arctique enregistre de constantes diminutions de sa superficie, ce qui, en raison de la diminution de l’effet d’albédo, promet une augmentation du rythme du réchauffement climatique. Une boucle de rétroaction positive s’annonce aussi avec la fonte du pergélisol, qui dégage quantités de GES et augmente l’effet de serre, qui en retour s’accentue plus la température augmente. L’ensemble de ces processus interreliés — ensemble bien plus complexe que les quelques phénomènes élaborés ici, disons-le — promet une escalade exponentielle des changements climatiques terrestres dans les années à venir.
Hopkins met l’accent sur l’interrelation entre le pic pétrolier et les changements climatiques. Souvent, ces deux phénomènes sont inutilement déconnectés l’un de l’autre. Ceux qui se décident à combattre les changements climatiques concentrent leurs efforts dans la réduction des GES. Ceux qui croient en l’imminence d’un pic pétrolier tendent à se dire que les émissions vont se réduire par elles-mêmes et qu’il vaut mieux mettre nos efforts dans la construction d’alternatives au pétrole. Hopkins dit que puisque ces deux phénomènes se produisent simultanément, il est nécessaire de les combattre tous les deux :
Le changement climatique nous dit que nous devrions changer, tandis que le pic pétrolier nous dit que nous allons être forcés de changer. L’un et l’autre affirment de façon catégorique que les carburants fossiles n’ont aucun rôle à jouer dans notre avenir et que le plus tôt nous pourrons cesser de les employer mieux ce sera (Hopkins 2008, 39).
Ainsi, le développement de la Transition et de ses buts suit directement cette nécessité pour Hopkins de combattre sur un double front : « il nous faut accorder autant d’importance à la constitution d’une résilience […] qu’à nos autres efforts actuels en vue de réduire radicalement nos émissions de gaz carbonique » (Hopkins 2008, 12).
Le projet de la Transition
La Transition est fondée sur la permaculture et donc basée sur l’idée de construire des « établissements humains viables » (Hopkins 2008, 135). Elle constitue une initiative visant à appliquer les concepts de la permaculture à l’échelle des communautés tout en favorisant le dialogue et l’intégration des différentes sphères sociales. Les spécificités du concept de Transition sont résumées en six principes élaborés par Rob Hopkins :
- visualisation : on se doit d’élaborer une vision claire et attrayante du résultat souhaité.
- inclusivité : la Transition cherche à favoriser un niveau de dialogue d’intégration permettant l’inclusion de tous et toutes ;
- conscientisation : la Transition se doit d’exposer la situation de façon aussi claire, accessible et divertissante que possible ;
- résilience : il est absolument central à la Transition d’assurer la reconstruction de la résilience locale ;
- perspicacité psychologique : la Transition veut créer une vision positive qui tourne vers l’action tout en menant à l’acceptation des émotions difficiles vécues ;
- solutions crédibles et appropriées : les Initiatives de Transition se doivent de présenter des solutions à une échelle crédible — celle de la communauté (Hopkins 2008, 139-140).
Ces principes résument assez bien la vision générale de la Transition. Toutefois, il serait pertinent d’élaborer davantage sur le concept de résilience, puisqu’il est au centre du projet de la Transition. Tout d’abord, Walker définit la résilience (au sens large) comme « la capacité d’un système à absorber un changement perturbant et à se réorganiser en intégrant ce changement, tout en conservant essentiellement la même fonction, la même structure, la même identité et les mêmes capacités d’action » (Walker 2004, 5). La Transition vise à (re)bâtir la résilience des communautés humaines. Dans cette optique, on peut spécifier la définition de la résilience comme étant « l’aptitude d’un système, de l’échelle des individus à celles d’économies entières, à maintenir son intégrité et à continuer de fonctionner sous l’impact de changements et de chocs provenant de l’extérieur » (Hopkins 2008, 12).
Concrètement, cette résilience représente différents changements dans plusieurs domaines de la vie. Au plan économique, Hopkins imagine le développement d’une économie ancrée localement avec le développement d’entreprises familiales et le développement de monnaies locales. Au plan alimentaire, l’idée est de bâtir des projets plus petits et polyvalents, ainsi que d’augmenter la main-d’œuvre dans l’agriculture et le jardinage urbain, afin d’assurer une sécurité alimentaire locale. Au plan énergétique, on veut réduire la consommation de 50 %, tout en produisant la partie restante avec des énergies renouvelables situées localement. De manière générale, ces idées se basent sur un projet de relocalisation. La relocalisation, en diminuant les échanges internationaux, permet de diminuer la demande en énergie, de redynamiser l’économie locale et de fortifier les liens communautaires (Wiliquet 2011).
Les Initiatives de Transition
Maintenant, comment construire concrètement cette résilience? La Transition encourage le développement d’Initiatives de Transition[3], consistant en des communautés qui mettent en œuvre les principes de la Transition. Hopkins a initialement développé les 12 étapes de Transition, qui traçaient le chemin pour le développement d’une Initiative de Transition. Son équipe et lui ont par la suite redéfini ces étapes prescriptives en douze ingrédients se voulant plus indicatifs que prescriptifs. Ainsi, voici Les 7 ingrédients essentiels d’une Transition réussie, identifiés dans Le Guide Essentiel de la Transition :
- les groupes sains : apprendre à travailler agréablement et efficacement ensemble;
- vision : imaginer l’avenir que nous souhaitons co-créer;
- sensibiliser et rassembler : tisser des liens au-delà de nos cercles naturels d’amis;
- réseaux et partenariats : collaborer avec les autres;
- projets pratiques : mettre sur pied des projets inspirants;
- faire partie d’un mouvement : se lier aux autres transitionneurs;
- faire le point et célébrer : célébrer les résultats (Transition Network 2016, 4)
Ces directives ont mené au développement de nombreuses Initiatives de Transition. Elles sont reliées par le Transition Network, organisme de charité fondé grâce à l’initiative Rob Hopkins. On peut lire leur raison d’être sur leur site web : « To support the Transition movement, amplify stories of community-led change, and nurture collaborations across difference to challenge us all to reimagine and rebuild our world. » (Transition Network). Actuellement, le Transition Network dénombre 922 Initiatives de Transition à travers le monde. Afin de rendre compte de ce qu’est le mouvement de Transition sur le terrain, nous présenterons ici quelques Initiatives de Transition, à commencer par Transition Town Totnes (TTT).
TTT est la première Initiative de Transition ayant été développée, née en septembre 2006. Elle est chapeautée par un organisme de charité, une organisation parapluie qui comprend plusieurs groupes travaillant sur divers enjeux. Dans leurs projets principaux figure Incredible Edible Totnes, un projet qui vise à faire pousser toutes sortes de produits comestibles dans des espaces publics et vacants de Totnes pour que tous puissent en profiter (Transition Town Totnes). Ensuite, le REconomy Project, lancé en 2011, met en place plusieurs petits projets dans le but de renforcer l’économie locale de Totnes. Est né le REconomy Centre, un espace de travail collaboratif et incubateur d’entreprises sociales et de projets communautaires, mais aussi une monnaie locale – la Totnes Pound, et un Local Entrepreneur Forum récurent. TTT œuvre aussi dans plusieurs autres domaines, en passant par les arts et la vie culturelle, la santé et le bien-être, le logement, ou encore la lutte climatique.
Bristol, une ville anglaise d’environ 500 000 habitants, a débuté son Initiative de Transition en 2007, peu après TTT. Les principaux projets de Transition Town Bristol touchent l’énergie, l’économie et le commerce, les familles, l’alimentation et la transition intérieure[4]. Toutefois, le plus important de ces projets reste la mise sur pied de la Bristol Pound, cette monnaie locale complémentaire lancée en 2012. La Bristol Pound est la plus importante monnaie locale d’Angleterre, avec ses plus de 700 000 £B présentement en circulation. Bristol est aussi la première ville où il est possible de payer ses taxes municipales avec une monnaie locale en Angleterre. La monnaie locale stimule le commerce local, supporte la diversité et la résilience de l’économie de la ville et permet de réduire les émissions de GES en supportant l’approvisionnement local de biens (Bristol Pound 2019).
Bien que la majorité des Initiatives de Transition se trouvent en Grande-Bretagne (279 initiatives), le mouvement de Transition fleurit aussi ailleurs dans le monde. Par exemple, en Afrique du Sud, Greyton Transition Town a mis en place le EcoCrew Environmental Awareness Programme, qui vise à conscientiser la population, plus spécifiquement la jeunesse, à l’enjeu environnemental. Entre autres, ils ont réhabilité une grande section du dépotoir municipal pour y construire un grand parc et planté 500 arbres fruitiers dans ce qu’ils ont appelé la Greyton Fruit Forest. Au Brésil, les Initiatives de Transition dans les quartiers de Brasilândia, une favela assez défavorisée, et de Granja Viana, un quartier de classe moyenne aisée, travaillent ensemble pour divers projets. Entre autres, dans l’optique de s’attaquer à la pénurie d’eau, les deux Initiatives ont monté un projet de récolte de l’eau de pluie, qui permet l’approvisionnement en eau à de nombreux résidents. On dénote aussi la présence d’Initiatives de Transition en Asie, au Moyen-Orient, en Australie et même en Alaska!
Au Québec, le Réseau Transition Québec soutient l’émergence des Initiatives de Transition dans la province. Il supporte six initiatives, soit Montréal — NDG, Montréal — Villeray, L’Assomption, Sherbrooke, Rimouski et Saint-Valérien. Parmi ces initiatives, on peut voir des projets d’horticulture écologique (Villeray), des conférences et évènements sur le zéro déchet (Sherbrooke), un groupe de travail sur la résilience alimentaire (NDG) ou encore des corvées de nettoyage des zones naturelles de la ville (Assomption, Sherbrooke). Toutefois, les initiatives québécoises de Transition sont assez silencieuses, certaines sont même complètement inactives. Malgré que le mouvement de Transition se répande à travers le monde, on ne pourrait dire qu’il fleurisse au Québec.
DEUXIÈME PARTIE — DÉBATS ET ENJEUX
Plusieurs débats entourent les idées de la Transition et les Initiatives de Transition. En effet, le mouvement est critiqué des mouvements aux idées connexes, dont la décroissance et l’écologie sociale. Parmi les principaux enjeux identifiés figurent le caractère prescriptif de la Transition et son apolitisme.
Un mouvement grassroots?
Bien que le mouvement de Transition se dise ouvert à de nouvelles initiatives et à « laisser les choses aller là où elles veulent aller » (Hopkins 2008, 166), il reste de manière générale prescriptif. En effet, comme le soulignent Connors et McDonald, l’idée même d’avoir ces ingrédients pour une Initiative de Transition entre en contradiction avec cette idée qui laisse entendre qu’on peut la mener où l’on veut (Connors & McDonald 2011). Une certaine liberté est laissée, mais que très peu, si l’intention est d’être identifiée comme une vraie Initiative de Transition.
Plusieurs problèmes peuvent être identifiés. En premier lieu, la Transition s’identifie comme une approche grassroots (bottom-up) et met beaucoup l’accent sur cet aspect. Pourtant, le mouvement reconnaît bel et bien l’existence d’un fondateur, soit Rob Hopkins. Cela met entre les mains de Rob Hopkins un grand pouvoir, entre autres sur le développement et l’avenir de la Transition (Connors & McDonald 2011). En effet, Rob Hopkins œuvre toujours au sein du Transition Network, qui relie les différentes Initiatives de Transition et assure la coordination entre elles.
Ensuite, l’idée même d’un réseau des Initiatives de Transition, non constitué à partir du développement de différentes initiatives, mais à la base de leur développement, démontre la constituante top down de la Transition. En effet, le Transition Network sert d’outil pour créer une Initiative de Transition, entre autres en fournissant les sept ingrédients de la Transition. De plus, afin de faire partie de ce réseau de la Transition, il est nécessaire d’être une Initiative de Transition officielle. Hopkins et Brangwin, dans le Manuel de Transition (annexe 3), mais aussi dans The Transition Initiatives Primer (version 26) mettent au clair ce qu’une Initiative de Transition devrait faire ou ne pas faire pour être reconnue comme une initiative officielle (Brangwin & Hopkins 2008). Cette liste de seize critères est en effet bien précise, et comprend entre autres la nécessité pour au moins deux personnes du groupe initiateur de participer à une formation initiale sur la Transition. Or, ce caractère prescriptif et venant du haut ne permet pas aux différentes initiatives de réellement se développer à partir de la base et de progresser complètement selon leur contexte, ce qui tend à effacer les différences entre elles (Connors & McDonald 2011). Ainsi, la place importante du Transition Network dans le mouvement de Transition et le caractère normatif des Initiatives de Transition remet considérablement en question sa prétention d’approche grassroots.
De plus, il est nécessaire de souligner que les Initiatives de Transition tendent à coopter les réseaux et les organismes qui existaient avant l’implantation de la logique de Transition. En effet, le développement d’une Initiative de Transition implique la mise en commun des efforts d’une grande partie de personnes et de groupes impliqués dans la communauté. Cette mise en commun peut s’avérer bénéfique en permettant de diriger les efforts de tous et toutes vers un but commun. Or, certains participant·e·s de Transition Town Totnes (TTT), malgré leur appui pour le projet de la Transition, ont senti que le travail qu’ils et elles avaient fait des années durant au sein de mouvements écologiques avait été entièrement assimilé et approprié par le mouvement de Transition. Les réseaux de groupes activement engagés à Totnes, qui travaillaient pour rendre la ville plus communautaire et durable, auraient en effet été cooptés par le mouvement de TTT, qui aurait eu que très peu de considération pour leur histoire et leur avis quant à cette Transition (Connors and McDonald 2011).
Les implications de son apolitisme
La Transition se décrit comme explicitement apolitique. Ainsi, elle refuse de généralement se positionner au sein du spectre idéologique (gauche-droite), de se positionner face au système actuel (contre le capitalisme) et de participer à certaines luttes. Cela différencie particulièrement l’approche de la Transition avec celle d’autres mouvements écologistes ou du mouvement de la décroissance. Ces derniers ne manqueront pas de reprocher au mouvement de Transition cet apolitisme.
Le premier aspect de l’apolitisme de la Transition concerne le refus d’avoir une position idéologique définie. Hopkins l’exprime lors d’une entrevue avec la revue Vacarme :
À Totnes, nous faisons des efforts considérables pour ne pas être identifiés comme de droite ou de gauche, Verts, socialistes ou conservateurs. Nous nous concentrons sur notre capacité à créer de la résistance, de la beauté, de l’attention à soi et aux autres, de la volonté de changement. (Ponticelli & Vermeersch 2017, 33)
Ainsi, le mouvement a l’ambition, par ce refus de prise de position politique, de pouvoir rejoindre plus de gens que s’ils avaient une affiliation définie. Or, comme le souligne Taloté, cette attitude risque de participer « au mouvement général de dépolitisation des esprits » (Taloté 2015, 184). Le mouvement refuse en effet de se positionner explicitement contre le système capitaliste. Ainsi, Taloté soutient que le mouvement risque grandement d’être coopté par le système : « faute de désigner et de combattre ses adversaires, la transition risque, à terme, d’être récupérée et étouffée par les acteurs dominants. » (Taloté 2015, 184). En effet, la menace de la cooptation par l’État plane définitivement. Comme Connors et McDonald le soulignent, les risques sont grands pour le mouvement de Transition qu’on ne le laisse pas aller où il le veut, et que l’État le coopte en l’utilisant comme une entité pourvoyeuse de services qui auraient autrement été de la responsabilité de l’État (Connors & McDonald 2011). La récupération de la logique de la Transition par la sphère gouvernementale se fait déjà à l’heure actuelle. En effet, des groupements conservateurs, dont les conservateurs britanniques, récupèrent le terme de résilience, pour qui cela signifie la capacité d’un système à revenir au statu quo. Le terme a ainsi été utilisé au temps du gouvernement de Cameron pour justifier le démantèlement de leur système de sécurité sociale et se déresponsabiliser face aux communautés locales (Alloun & Alexander 2014).
Chatterton et Cutler amènent une idée similaire que Taloté en critiquant le caractère consensuel de la Transition : « The idea of TT is to create a model that everyone could agree to. But if everyone can agree with an idea then what exactly is going to change, and how is it different to what went before? » (Chatterton & Cutler 2008, 24) Ainsi, l’apolitisme assumé de la Transition pourrait aussi bien limiter ses aspirations à transformer les mentalités.
La Transition, en concentrant ses efforts sur les actions immédiates, refuse aussi le champ d’action politique. Puisqu’elle refuse de se positionner en opposition avec le système capitaliste, elle ne tente pas explicitement de le combattre. Ainsi, comme l’amène Taloté, « ses membres font le pari qu’en multipliant les jardins partagés, les banques d’outils et les monnaies complémentaires, ils feront progressivement émerger une société alternative » (Taloté 2015, 184). Les décroissants entrent en désaccord avec cette position. Ceux-ci croient plutôt qu’un changement de système nécessiterait une grande mobilisation politique susceptible de remettre en question les pouvoirs en place. Bien que les décroissants n’entrent pas dans la politique traditionnelle et n’ont que très peu d’intérêt à conquérir le pouvoir, ils « exploitent de fait toutes les formes de l’agir politique » (Taloté 2015, 184) en exprimant publiquement leurs idées et en prenant part à divers débats d’ordre politique.
Les adeptes de l’écologie sociale critiquent eux aussi les transitionneurs d’être « obnubilés par l’action » et de passer trop tôt à l’expérimentation, en oubliant de se poser clairement la question de la sortie du capitalisme (Biet 2011). Pourtant le projet de l’écologie sociale est très semblable à celui de la Transition : « une société écologique fondée sur des relations non hiérarchiques, des communautés décentralisées, des technologies écologiques […], des formes démocratiques d’établissement, économiquement et structurellement adaptées à l’écosystème où elles se trouvent » (Bookchin 1993, 227). Seulement, Bookchin établit sans équivoque la nécessité de sortir du capitalisme : « il n’est pas possible d’améliorer cet ordre social, de le réformer, de le transformer sur ses propres bases […] la seule solution qui existe c’est de le détruire car il incarne tous les maux » (Bookchin 1993, 138). Ainsi, l’écologie sociale reproche à la Transition, en se concentrant uniquement sur la création de nouveaux possibles, de laisser entendre la possibilité de réformer le système et d’y construire des « oasis écologiques » au sein d’un système capitaliste (Taloté 2015). Ainsi, selon les tenants de la décroissance et de l’écologie sociale, le mouvement de Transition, en refusant d’entrer dans le terrain politique et de se positionner face au capitalisme, limite grandement son potentiel de transformation sociale.
L’absence de prise de position de la Transition face au capitalisme mène même parfois à certaines ambiguïtés. Même s’il semble généralement reconnu que la Transition ne se positionne pas au sein de la logique capitaliste, une certaine ambivalence semble se dessiner lorsque le mouvement utilise les notions d’« abondance » et de « développement » en lien avec le projet de Transition (Taloté 2015). Le Manuel de Transition amène même l’idée de mener une vie « plus productive ». Cela démontre comment l’absence de positionnement clair contre certaines idéologies englobantes comme le capitalisme peut mener à l’intégration de leur vocabulaire et, ultimement, de leur logique. Il devient pertinent de se questionner sur la capacité de la Transition à se protéger également des autres systèmes d’oppression, comme le racisme, le colonialisme et le patriarcat, s’il ne se positionne pas explicitement en opposition avec eux.
Conclusion
Pour conclure, la Transition présente indéniablement un projet intéressant et rassembleur, mais certaines limites viennent nuancer cet enthousiasme.
Premièrement, la Transition s’ancre dans un contexte bien concret, celui du pic pétrolier et du changement climatique, et arrive bien à faire prendre conscience de l’urgence de la situation actuelle. Seulement, certains remettent présentement en question l’imminence d’un pic pétrolier. En effet, le BP Statistical Review of World Energy 2018 indique que « compte tenu des réserves, de la technologie et des prix actuels, le rythme actuel de production [d’énergies fossiles] pourrait être maintenu durant les 50 prochaines années » (Bernard 2019). Ainsi, étant donné que la forme du mouvement de Transition découle principalement de cette nécessité prioritaire de bâtir une résilience pour une sortie du pétrole forcée et imminente, il convient de repenser si cette forme est pertinente dans un contexte où les conséquences des changements climatiques frapperont probablement bien avant l’arrivée d’un pic pétrolier. En effet, la transition plutôt lente proposée par le mouvement, due entre autres à la concentration de ses efforts dans la construction d’une résilience locale et non dans la confrontation du capitalisme, risque de ne pas être suffisante pour effectuer un changement sociétal à temps pour surmonter la crise climatique en cours.
Pourtant, la Transition propose un projet qui, contrairement aux autres mouvements du genre, permet de répandre l’espoir et de catalyser la peur en action concrète. En rassemblant les communautés autour de projets communs, avec de nouveaux imaginaires partagés, la Transition devient plus qu’un projet pour surmonter la crise climatique, mais plutôt un projet de renforcement communautaire qui bâtit les liens sociaux. Cela a le potentiel susciter chez la population beaucoup plus d’enthousiasme et d’implication que d’autres projets dont le but ultime est plus explicite. Bookchin, lorsqu’il se pose la question : « Quelle forme doit prendre un nouveau mouvement s’il veut avoir une chance de toucher l’ensemble de la population? », souligne la nécessité de renouveler la forme de la lutte écologique, quitte à peut-être délaisser la critique frontale du capitalisme, qui stigmatise et divise plutôt que de rassembler (Biet 2011).
Difficile de savoir quelle approche est la meilleure pour surmonter la crise climatique, qui sache rassembler et stimuler l’engagement tout en ayant un impact important et concret. Certains pensent, comme Servigne et Stevens, que peu importent les efforts mis pour combattre les changements climatiques, un effondrement sociétal et environnemental approche, ce qui engendrera la disparition du monde tel que nous le connaissons. Les tenants de cette pensée croient ainsi qu’il faut agir maintenant pour préparer le monde de demain : « Car même s’il est trop tard pour bâtir une véritable économie stable basée sur la soutenabilité (steady state economy), il n’est jamais trop tard pour construire des petits systèmes résilients à l’échelle locale qui permettront de mieux endurer les chocs économiques, sociaux et écologiques à venir. » (Servigne et Stevens 2015) Ainsi, peut-être faut-il se dire que même si la Transition ne réussira peut-être pas à combattre la crise écologique, elle construit toutefois une résilience qui sera très précieuse en temps d’effondrement, et dans une société post-effondrement. Ainsi, contrairement aux mouvements objecteurs de croissance qui s’acharnent à combattre le capitalisme sans savoir si leur lutte sera une réussite, la Transition travaille à construire une résilience qui ne sera certainement pas vaine, mais plutôt assurément bénéfique.
Bibliographie
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Wiliquet, Claire. « Villes en transition : vers une économie conviviale ». Revue Projet 324(5) : 83-88.
[1] La Transition – avec T majuscule – désigne à la fois le mouvement anciennement appelé le mouvement des Villes en Transition, ainsi que la transition que ce mouvement promeut, celle vers un monde post-carbone.
[2] La permaculture, de l’anglais permanent culture, est essentiellement « un système de conception visant à créer des établissements humains viables » (Hopkins 2008, 135).
[3] Anciennement appelées Villes en Transition (Transition Towns, TT), l’expression Initiatives de Transition permet de rendre compte de la diversité du phénomène. Effectivement, les Initiatives de Transition sont parfois à l’échelle d’une ville entière, mais parfois aussi à l’échelle d’un quartier, d’une communauté, d’un village, d’un arrondissement, même d’un code postal (Hopkins 2008).
[4] La transition intérieure (inner transition) est définie par le Transition Network comme suit « The changes we need to make within ourselves to transition to the more caring, equitable, beautiful, sustainable and resilient world our hearts are longing for. » (Transition Network) Ainsi, il s’agit d’une transformation intérieure en lien avec notre vision de la vie, notre rapport à la nature et l’entretien de certaines qualités comme l’empathie, la solidarité et l’entraide.