Autrice: Sylvie Bergeron
Professeure de psychologie évolutionnaire, Observatoire de psychologie évolutionnaire, Montréal
sylviebergeron@laguaya.com
Résumé
Depuis les années cinquante, les technologies occupent un espace grandissant dans nos vies et dans nos institutions. L’environnement bionumérique, défini comme fusion entre systèmes biologiques et technologies numériques, profite davantage à l’ordre marchand qu’à l’humanité. Pour éviter que l’être humain ne s’annule devant l’intelligence artificielle (IA), il a intérêt à comprendre ce qui distingue sa propre intelligence, l’intelligence humaine (IH), de l’IA. La psychologie évolutionnaire, une nouvelle transdiscipline émergente, offre un cadre réel pour structurer la conscience humaine en trois catégories de sensibilités qui s’articulent autour de six états d’intelligence. Dans une première partie, sera explorée, depuis une perspective historique, cette catégorisation des états qui représentent la capacité de l’être à stabiliser les profondeurs de sa psyché. Dans une deuxième partie, le lien entre les états supérieurs de l’intelligence de l’être et le processus d’autogouvernance humaine sera réalisé en prenant comme exemple concret la création d’un nouveau programme de développement intégral de l’être, Le Créateur. De cette analyse découle le fait que l’apprentissage des états supérieurs de l’intelligence conduit naturellement vers la valeur essentielle de l’être : le sujet (être humain) entretien un rapport direct avec l’objet (l’IA), ce qui entraine de grands changements à prendre en compte dans l’organisation innovante de la société à venir.
Mots-clés: Bio-numérique, psychologie évolutionnaire, autogouvernance, transdisciplinarité, transhumanisme, innovation sociale
Introduction
« Le but de l’éducation est de transformer des miroirs en fenêtres. »
– Sydney J. Harris
La présente analyse tente d’apporter un éclairage sur les raisons qui nous poussent à accepter aujourd’hui le transhumanisme, sans pour autant avoir une vue élargie sur les dimensions de l’intelligence humaine qui devrait préoccuper le monde universitaire autant que l’intelligence artificielle (IA). En adoptant une perspective transdisciplinaire, dans un premier temps, j’exposerai les prémisses et les conditions de la menace, pour la première fois de notre histoire, de l’intelligence humaine par une autre artificielle, un miroir de la nôtre. Dans un deuxième et dernier temps, je montrerai pourquoi et comment l’effondrement de nos valeurs humanistes urge à élever notre compréhension de nous-mêmes, à travers une autogouvernance individuelle non censurée par une épistémologie dominante du « tout prévisible », comme celle d’aujourd’hui. De nos jours, les institutions se trouvent dans l’impasse, ont du mal à changer de paradigme. De ce fait, elles risquent de nous piéger dans un nouvel écosystème, bionumérique, où l’IA est avantagée par la notion de prévisibilité. Ainsi, on peut utiliser les algorithmes pour prendre des décisions controversées. Mais, comment alimenterons-nous l’IA de nos apprentissages profonds humains[1] ? Voilà la question centrale de la présente étude.
Modèles de gouvernance sur lesquels nous reposons notre confiance – mise en perspective historique
Pour comprendre l’importance de l’autogouvernance aujourd’hui, il faut comprendre comment nous sommes gouvernés depuis des siècles. L’humain a manifesté depuis toujours le besoin d’être guidé. Depuis la Renaissance, sa conscience a été « téléguidée » par une gouvernance religieuse jusqu’au Siècle des Lumières, moment qui a ouvert la voie à la raison, devenue la valeur dite objective de la science. Commune dans toutes les sociétés, la religion a été le directeur de conscience qui a su tempérer notre nature animale face à tout ce que la science ne pouvait expliquer. Au cours de la Renaissance est née la première université occidentale. Ses principes reposaient sur le droit canon, socle de nos institutions du haut savoir, d’où a émergé une culture ralliant le sacré à une science en ébullition[2]. Le Siècle des Lumières, quant à lui, a donné préséance à la raison divine d’Aristote[3]. Au cours de cette grande révolution, l’humain a connu un écartèlement social : l’humanisme et l’athéisme ont créé une scission avec le domaine religieux, guide suprême de la conscience humaine, déclassé par les sciences. L’État se sépare de l’Église, le temporel se sépare de l’intemporel. Ce schisme a donné naissance à la société de droit, à la démocratie et à l’individualité.
Dans le passage du droit canon à la société de droit, d’un directeur de conscience invisible à une analyse logique des phénomènes visibles, nous avons ainsi limité la science à son aspect purement mécanique, logique, physique, croyant ainsi atteindre la valeur absolue de l’information, à savoir une vérité incontestable. De ce fait, nous avons progressivement privé l’humain de la permission de développer pleinement ses facultés psychiques et mentales, comme je le montrerai plus loin. Ses apprentissages profonds furent stoppés. Le droit canon reposait sur l’esprit divin, ce qui inspirait l’humain à se saisir de son essence. La tentation de surutiliser la logique a conduit, au fil du temps, les facultés de droit à se passer de l’esprit des lois à la lettre de la loi, seule valorisée. L’esprit des lois reposait au départ sur la source du droit, à savoir l’intention de l’auteur de la loi. Pour le droit canon, la source qui guidait le Juste était liée au divin. Le droit est ainsi passé de la qualité de la source à la quantité, en préconisant une grille de techniques et de normes, faisant foi de vérités incontestables, absolues.
Nous sommes ainsi passés d’un droit moral à un droit éthique où les vérités ne reposent plus sur la nature intrinsèque de l’humain, mais sur ce qu’on peut lui faire croire de lui-même.
Nous verrons que la troublante propension de l’environnement numérique tente de nous persuader aujourd’hui que l’humain, le vivant, le vibrant, a moins de valeur que l’intelligence artificielle (IA). En évacuant, au long des siècles, tout un pan de l’être humain, soit l’Esprit, nous nous sommes contraints à en exprimer la part visible, la lettre, c’est-à-dire des opérations, des calculs, des mesures pré-visibles[4]. Cette cassure entre l’Esprit et le corps de l’être explique pourquoi il est aujourd’hui possible de remplacer l’intelligence humaine par de l’intelligence artificielle, héritière de siècles de développement de nos apprentissages. L’Esprit est celui qui nous rend aptes à nous autogouverner de l’intérieur. Or, fermer cette porte provoque une aliénation mentale.
Depuis toujours, la nature nous a relié au cosmos. Elle a dirigé une partie de notre conscience, grâce à notre intelligence intuitive. Aujourd’hui, le confort consumériste, imposé par l’environnement bionumérique, nous oblige à considérer l’être humain comme un produit, un objet opérationnel ayant très peu de droits. La Déclaration universelle des droits de l’homme a glissé du droit naturel français vers les règles du droit coutumier anglo-saxon, beaucoup plus proche de la lettre de la loi que de l’esprit de la loi. Nos chartes des droits des libertés individuelles ont subi le même sort. La source du droit n’est plus la nature intrinsèque de l’humain, mais bien sa coutume. Or le droit coutumier relève non pas d’une intelligence de principe, mais bien de la mémoire, de l’histoire. Elle valorise paradoxalement le passé, les croyances, les sentiments à travers des grilles de techniques et de normes. En survalorisant ainsi la lettre de la loi, de multiples auteurs ont réussi, au fil du temps à promouvoir des idéologies, des croyances, des programmations, des sentiments, les faisant passer pour des vérités incontestables, au lieu de valoriser l’essence de l’être, sa créativité, sa relation à l’Esprit, sa sensibilité. C’est très mal comprendre, voire occulter, nos mécanismes profonds et universels. La table est donc mise depuis longtemps pour en finir avec l’esprit aujourd’hui, dans l’environnement bionumérique. Les grands principes (Amour, Volonté, Intelligence)[5] qui relient solidement chaque être à l’Esprit ont été anéantis ou inversés.
Un Nouveau contexte de gouvernance : le numérique
Dans les années 1950 naissent la cybernétique et la science de l’information. Les travaux de Norbert Wiener, soutenus par la défense militaire, le conduisent à inaugurer une série d’événements remarquables : les Conférences Macy[6]. Les chercheurs et les chercheuses ouvrent alors le champ d’étude du comportement (mémoire, programme, sentiment), tout en continuant de s’épargner de définir l’Homme et sa conscience créative. Le credo de Wiener, père de la cybernétique, pourrait se résumer en quelques mots : nous devons tout faire pour ne plus jamais vivre l’Holocauste. L’homme est dangereux, car imprévisible. Pour éviter de répéter l’histoire, il faut le rendre plus prévisible. Ainsi, toutes les disciplines des sciences humaines (et non seulement) ont été incitées à développer davantage de champs d’études sur le comportement prévisible. Psychologues, sociologues, philosophes et éventuellement les politiciens, se sont penchés sur cette question et continuent à le faire. De nos jours, on privilégie les études qui visent ce qui programme l’humain, sa mémoire, le passé, ce qui fait que l’on peut lui donner l’impression de prédire le futur. Pourtant, rien encore pour définir l’Homme de la Déclaration universelle ni ses dimensions créatives, libres, fondements de la stabilité mentale.
Nous sommes passés du droit moral de la religion à l’étude du droit, puis à l’utilitarisme cybernétique. Dans ce contexte, l’Esprit ne relève plus du sujet (être humain), car le sujet est devenu un objet.
De nos jours, les investisseurs et les chercheurs de l’IA lancent l’alerte. Elon Musk affirme que « L’IA est bien plus dangereuse que le nucléaire »[7] (Clifford, 2018). Depuis l’arrivée de ChatGPT, le pionnier montréalais des apprentissages profonds, Yoshua Bengio, craint pour l’humanité et se lève, auprès d’autres voix, pour demander un moratoire : mais le droit est absent (Bellavance, 2023). Or, comment le juridique pourrait-il légiférer puisqu’on ne reconnaît plus la différence entre l’intelligence humaine (IH) et l’intelligence artificielle (IA) ? Ce qui distingue l’IH est sa relation à l’Esprit, alors que reste-t-il pour la défendre aux yeux de la loi, puisque le droit a rompu avec l’esprit de ses lois ? Cette réalité actuelle nous conduit vers l’élimination non seulement du droit, mais bien de l’être humain naturel, en tant que « modèle » périmé, inadapté pour le marché capitaliste, technologisé.
Le projet du gouvernement canadien, sous la direction de Kristel Van der Elst, ancienne directrice générale de « Horizons de politiques Canada », entre autres, met sur pied différents scénarios qui définiront la fusion entre nos systèmes biologiques et les technologies numériques[8]. Les élèves apprendront toujours plus, dès le primaire, comment intégrer de la technologie dans l’être humain et comment une intelligence artificielle pourrait bénéficier du génome humain, dans une nouvelle version de l’humanité, l’humanité augmentée, le transhumain. Au nom de l’innovation, cet écosystème profitera davantage à l’ordre marchand qu’à l’humanité, d’où l’importance de l’autogouvernance individuelle pour éviter cette chimère.
La fascination pour l’univers numérique crée une chimère
Aujourd’hui, nous sommes fascinés par l’IA, au point d’être devenus incapables de stopper son pouvoir d’attraction. Ce nouveau projet de société, annonce une « disruption » sociale, fondée sur la disparition du modèle humain et l’émergence d’une nouvelle créature. Depuis la Renaissance, époque embryonnaire du capitalisme, l’innovation a été le fer de lance du capital. Nous avons évolué vers des objets de plus en plus petits pour une efficacité de production de plus en plus grande. Or, l’un des plus petits objets auquel nous arrivons aujourd’hui est la puce sous-cutanée. Nous obtenons alors le statut d’humain augmenté, donc plus performant. En l’approuvant, nous confirmons que nous désirons continuer le projet de l’accroissement du capital.
Le sujet (être humain) devient son propre objet de consommation et de profit.
Le transhumain consomme des puces, des appareils technologiques pour rester un travailleur efficace, ce qui assure son pouvoir d’achat. Ainsi, tourne la roue de la dépendance matérielle où l’être humain essentiel perd son pouvoir d’intention sur sa vie. « Faute d’esprit », c’est un pouvoir autre qui décide pour lui : un fabricant, une industrie, un gouvernement, etc. Le métavers, c’est l’idée que l’IA peut décider à la place d’un être humain de la meilleure probabilité de son existence. À mesure que nous nous déconnectons de l’Esprit, de notre capacité à connecter nos intentions à notre Êtreté intrinsèque, nous doutons de nos décisions. Cela parce que nous avons été éloignés de notre profondeur multidimensionnelle. Nous en avons constamment douté, nous avons compensé ce vide par la quête d’une vérité absolue, d’abord dans la religion, et aujourd’hui à travers la science. C’est donc tout naturellement que nous nous en remettons aux algorithmes qui ont obtenu le statut convoité de « vérité incontestable ».
Le sujet (être humain) est devenu un produit. Ainsi, la prévisibilité, chère à Wiener, se réalise.
ce contexte fort problématique, nous retrouvons aujourd’hui la psychologie évolutionnaire[9] qui étudie l’autogouvernance individuelle. L’usage qu’on fait aujourd’hui de la dimension psychique de l’existence nous garde prisonniers de la mémoire, par manipulation et par désinformation. Dans ce contexte, l’humain devient programmable ; il n’y a, par voie de conséquence, pas de différence avec l’IA. La psychologie traditionnelle ne peut expliquer la phénoménologie telle la télépathie, la synchronicité, l’intuition, les voix intérieures, elle se contente d’étudier la prévisibilité et referme la conscience du moi sur elle-même, dans le monde visible. La psychologie évolutionnaire fait voir que l’IA ne peut être transdisciplinaire dans la mesure où elle détruit le sujet, soit l’être humain, le vivant. Elle n’a pas la capacité d’influencer le monde, car elle n’a ni intention, ni sensibilité. La psychologie évolutionnaire traite des paramètres invisibles de l’être et peut en mesurer la latitude. L’humain peut donc toucher à six états d’intelligence et trois degrés de sensibilité permettant l’élargissement de la conscience globale. L’intégration des six états d’intelligence octroie à l’humain, entre autres, une autogouvernance individuelle, au-delà de toute censure sur sa nature multidimensionnelle ainsi que le contrôle sur la direction de sa conscience, sans intermédiaire sur sa pensée et sur sa destinée. L’humain qui a développé ses six états d’intelligence peut influencer le monde bien au-delà d’intérêts financiers, s’il apprend à devenir cohérent par rapport aux signaux d’informations (via sa sensibilité) qui lui donnent une direction.
Le programme de psychologie évolutionnaire Le Créateur développé dans le cadre de l’Observatoire psychologique de Montréal est destiné au développement profond de l’être humain, « naturellement transdisciplinaire », et permet de comparer, entre autres, l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle[10]. Il a été créé en 2010 et fonctionne au-delà des disciplines universitaires bien circonscrites, à partir du réel de la vie. Il repose sur une trentaine d’années de travail clinique et empirique. L’apparition des algorithmes a obligé sa réforme en 2015. En 2020, toujours sur la base de nos observations, nous avons été en mesure d’ajouter trois niveaux de conscience et trois degrés de sensibilité à l’étude, pour les associer avec six états d’intelligence, qui sont un véritable outil de mesure, de gradation, dans le développement des apprentissages profonds humains, telles que figurées dans notre « Tableau de six états d’intelligence », reproduit dans l’Annexe de cet article.
Tableau 1: Tableau des six états d’intelligence
En psychologie évolutionnaire, s’autogouverner signifie « savoir décider pour soi », « se savoir être ». Pour parvenir à l’autogouvernance, l’être humain doit couvrir (intégrer) six états d’intelligence : l’intelligence émotionnelle, l’intelligence cognitive, déductive, instructive, quantique et libre. Toutes ces formes de l’intelligence humaine (envisagées plutôt séparément) ont déjà fait l’objet d’études de nombreux chercheurs[11]. En partant de ces études combinées avec nos observations sur le terrain, nous avons pu créer et constamment réviser notre programme de formation. Nos études mises dans la perspective de la psychologie évolutionnaire nous font comprendre que l’être humain peut exister en tant que sujet et objet d’étude à condition qu’il développe sa clarté d’intention, ce que l’IA ne peut faire. Lorsqu’il gouverne sa propre conscience, l’humain ne peut plus être réduit à une simple marchandise[12].
Si l’IA peut donner des directives, c’est depuis deux états d’intelligence, comme mentionné plus haut, états qui sont purement logiques et rationnels: l’intelligence cognitive (I.C) et l’intelligence déductive (I.D), mais qui sont en même temps à puissance mille devant celles de l’humain[13]. Cependant, l’IA ne peut pas saisir l’importance de l’intelligence créative ou de l’intelligence émotionnelle dans le processus d’évolution de l’humain. Nous ne pouvons pas laisser la « prévisibilité des possibilités connues » de l’IA faire main basse sur les états supérieurs de l’intelligence humaine, sans mettre en péril l’évolution de l’être humain.
Contrairement à l’IA, l’intelligence humaine comprend des apprentissages qui reconnaissent l’inattendu, qui peuvent provenir des accidents de parcours, de la synchronicité, ou du simple fait de se tromper (Jung, 1996). Ces apprentissages autonomes permettent à l’intelligence intuitive de se développer, favorisent la clarté de notre pouvoir d’intention, ce qui nous conduit à agir sans avoir peur de faire du mal. Wiener craignait que l’imprévisibilité de l’humain provoque toujours le mal, qu’elle provoque encore des guerres ou d’autres problèmes. Mais, l’imprévisibilité ainsi que toutes les composantes profondes que l’humain ne contrôle pas font partie des apprentissages profonds, autonomes et créatifs, car ils placent l’être devant l’inconnu. Alors, il peut se mesurer à lui-même et sortir de l’aliénation de sa petitesse. Il peut trouver son envergure.
Exister comme sujet auprès de son objet d’étude débloque justement la clarté d’intention de l’humain, ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire. Avoir une intention claire sur « ce qui doit être » est une preuve d’autonomie qui s’atteigne par le développement des états supérieurs de l’intelligence humaine. Le pouvoir d’intention d’un être qui développe ses six états d’intelligence est déterminé par la source de connexion des neurones. S’interroger sur ce sur quoi le cerveau se branche, c’est comprendre qu’il y a trois types d’humains : 1) l’humain naturel, qui a toujours connecté ses neurones à l’environnement de la nature, et qui évolue dans une dynamique analogique; 2) le transhumain, qui connecte ses neurones à l’environnement capitaliste, à la technologie, tout comme l’IA, et qui évolue dans une dynamique numérique et 3) le suprahumain, qui connecte ses neurones à l’environnement de ses énergies internes, de plus en plus subtiles et profondes[14]. En lui fusionnent les six états d’intelligence qui le pourvoient d’une vision globale de la vie. Les six états d’intelligence octroient au suprahumain un pouvoir d’intention d’une grande cohérence. Il peut voir au-delà du bien et du mal et toucher donc à cet état de tiers-inclus décrit par la transdisciplinarité (Nicolescu, s.d.). Avec une telle disposition d’esprit, plus de crainte de faire du mal à aucun être vivant sur la terre.
Au carrefour de notre destin humain
Avec l’avènement des nouvelles technologies, nous sommes placés au carrefour de notre destin humain. Notre fascination pour l’IA a malheureusement provoqué un sur-financement de l’apprentissage profond des machines (deep learning) et un sous-financement des apprentissages profonds de l’humain. Au fil du temps, la part d’étude sur la prévisibilité du comportement (par l’essor et la domination des sciences cognitives notamment) a été tellement poussée que l’idée de la technologie, de l’IA a été facilement acceptée. L’annulation de l’intention humaine et individuelle met un terme à l’exploration de l’autogouvernance, seule voie d’élévation de l’humain vers son envergure réelle. Aujourd’hui, la société est écrasée par la censure du soi, par une tendance qui préconise la pensée automatisée plutôt que la pensée complexe (Morin, 2005). ChatGPT – nouvel outil qui fascine – ne peut utiliser que des informations du passé (de la mémoire), de la programmation. Bien que cette IA soit impressionnante, programmer la prévisibilité réduit le champ des possibles à des opérations comptables, mécaniques, sans vie.
À ce point décisif, nous sommes passés de citoyens à consommateurs-travailleurs. Le consommateur aujourd’hui est obligé d’adhérer à ce nouveau modèle de civilisation pour structurer sa vie et pour protéger sa survie. Dorénavant, il épuise le travailleur avec son désir de gagner toujours plus de récompenses (argent, points, privilèges de consommateur), ce qui augmente son pouvoir d’achat et, peut-être, sa réalité transhumaine. Pour faire partie du monde aujourd’hui, le consommateur/travailleur doit céder à des algorithmes trois choses essentielles : 1) son expression, ou pouvoir du langage, 2) son consentement sur ses choix, ou le pouvoir d’intention de sa conscience, trois) son inventivité, ou sa sensibilité. Wiener avait raison. Ses craintes étaient justifiées : l’humain n’est pas fiable, non pas parce qu’il n’est pas prévisible, mais parce qu’il n’est pas cohérent. L’humain n’est pas cohérent parce qu’il n’a pas la gouverne de sa conscience.
Pour éviter que l’être ne s’annule devant sa fascination pour l’humain augmenté, le transhumain ou pour l’IA comme seule voie acceptable de réussite commerciale, il a intérêt à comprendre ce qui distingue sa propre intelligence de celle de l’IA, à poursuivre ses propres apprentissages profonds pour augmenter non pas sa réalité numérique, mais sa sensibilité. L’autogouvernance individuelle fait fi de toute censure reliée à une idéologie, car elle repose sur la relation entre le corps et l’Esprit. Ce contact « matière/Esprit » est déterminé par la conscience de l’être. L’autogouvernance individuelle permet d’atteindre les états d’intelligence les plus élevés pour trouver la cohérence parfaite de sa destinée. Par des intentions claires, l’humain peut créer dans le monde, au-delà de ses intérêts financiers seuls.
Apprendre à s’autogouverner individuellement, d’abord, permet à l’être de s’appuyer sur ses états supérieurs d’intelligence. Ensuite, il peut contribuer au collectif, en faisant ce qui doit être fait par lui plutôt que ce qu’il « pense » ou « croit » qui doit être fait, car d’autres décident ou le lui imposent. S’autogouverner individuellement, c’est donner une direction cohérente à ce qu’on fait. En ce sens, l’autogouvernance individuelle devient le contrepoids de l’ordre marchand. Le marché est en train de déposséder le vivant, sous prétexte d’augmenter la réalité de l’humain ou de la nature afin de rendre l’organique plus lucratif, donc prévisible, programmable et contrôlable. Pour servir le profit plutôt que la vie, les adeptes de l’ordre marchand cherchent à con/fondre, à faire fusionner le sujet (l’être humain) avec l’objet (IA, en l’occurrence). Or, ceci n’est pas une posture transdisciplinaire.
À ce titre, la psychologie évolutionnaire, vue comme nouvelle TRANSdiscipline qui traverse plusieurs champs des Sciences humaines et sociales (psychologie, droit, sociologie, etc.), ferait grandement bénéficier l’intelligence humaine grâce à une profonde mise à niveau. Poursuivre nos propres apprentissages profonds humains est prioritaire, vu la vitesse des avancées en IA et le danger auquel elles nous exposent. Le rôle de l’intelligence émotionnelle dans notre destinée future est crucial. C’est par elle que nous aurons la capacité de déterminer si nous souhaitons devenir un transhumain ou un suprahumain. Car, le modèle d’humain naturel cède soit à l’un soit à l’autre. Nous avons le choix entre devenir un consommateur prisonnier dans un écosystème bionumérique, ou de devenir un suprahumain dont la conscience devient apte à une puissante volonté, sans dislocation psychique. Lorsque l’intelligence émotionnelle sert les sentiments[15], c’est-à-dire une programmation, de la mémoire, du passé, de la prévisibilité, l’humain souffre et ses énergies confinées l’étouffent. Il est facile de le remplacer par l’intelligence artificielle et éventuellement de lui faire croire que devenir un transhumain le libère de ses problèmes. L’intelligence émotionnelle sert la sensibilité, c’est-à-dire l’imprévisibilité, la créativité. En la cultivant, l’humain retrouvera son Esprit, la clarté de ses intentions et ouvrira sa conscience à tous les paramètres invisibles, incluant une volonté agissante. Il en découle une cohérence qui empêche naturellement la fusion sujet/objet (ici humain/machine, intelligence humaine/intelligence artificielle), qui positionne correctement le sujet par rapport à son objet. Ainsi, le suprahumain développe des compétences qui ne font pas appel à la programmation. Le sujet (l’être humain) se déprogramme pour se tenir devant l’objet dans « une inventivité sur la même invariabilité du réel » (Bergson, 2014).
Conclusion
Au terme de cette étude, nous pouvons dire que d’un côté, au droit naturel il revient la tâche de redéfinir l’Homme dans sa Déclaration universelle des droits de l’homme, d’en protéger l’essence et non plus exclusivement la mémoire, le passé, de valoriser la cohérence qui conduit l’humain naturel vers ses apprentissages profonds. D’un autre côté, au travailleur/consommateur il revient le devoir de ne pas consentir à toutes les facilités technologiques, de prendre conscience que le projet transhumain a beaucoup plus d’inconvénients que de bénéfices et de s’inventer de l’intérieur, en faisant l’acquis de ses apprentissages profonds. Cela présuppose de s’assurer qu’en plus d’une connectivité internet, il soit connecté à son intérieur. Voilà une vision du monde où le sujet face à son objet connait la paix. Elle atteste de l’importance d’une transdisciplinarité et d’une psychologie évolutionnaire qui inclut toutes les dimensions de l’être afin qu’il puisse se gouverner sans intermédiaire, surtout sans l’influence dominante de l’IA, dernièrement. Proposer de poursuivre les apprentissages profonds de l’être humain pour développer une intelligence humaine bien supérieure à l’IA serait une révolution dans l’intégration de notre conscience, en tant que statut de la permanence du moi.
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[1] Selon la psychologie évolutionnaire, les apprentissages profonds de l’être ciblent le mental et la psyché pour permettre à l’être de couvrir toutes les dimensions de sa conscience, d’intelligences et de sa sensibilité pour s’auto-gouverner. Voir plus « À propos de la psychologie évolutionnaire » https://www.formationlecreateur.com/a-propos-de-la-psychologie-evolutionnaire/
[2] Le Droit Canon représente un ensemble de lois et de règles qui régissent l’institution de l’Église catholique. Voir Le Code de droit canonique, Vatican https://www.vatican.va/archive/cod-iuris-canonici/cic_index_fr.html
[3] Voir Ars Rhetorica (Aristote, 1997).
[4] On distinguera Esprit qui vise le mental supérieur, qui est la source résonante du moi, de l’esprit qui vise le mental inférieur et qui est une réflexion qui construit mécaniquement le moi. L’Esprit est comme un « code-source » de l’être humain qui lui est voilé, qui lui est invisible.
[5] Voir les « Fondamentaux de la psychologie évolutionnaire » https://formationlecreateur.com/fondamentaux-de-psychologie-evolutionnaire
[6] La cybernétique est une science des communications et de la régulation dans l’être vivant et la machine. Elle est l’origine de l’informatique. Pour plus de détails, voir « Norbert Wiener » Encyclopédie Universalis et Les conférences Macy (Juguet, 2018).
[7] « AI is far more dangerous than nuke ».
[8] Voir https://horizons.gc.ca/fr/2022/0six/01/vies-futures/
[9] On distinguera la psychologie évolutionnaire de la psychologie évolutionniste définie comme une orientation et un courant de pensée mettant l’accent, dans l’explication de l’esprit et du comportement de l’Homme, sur les adaptations mises en place à l’époque préhistorique par la sélection naturelle, et qui constitueraient aujourd’hui le socle génétiquement inscrit de la nature humaine. La psychologie évolutionniste est une forme d’articulation entre psychologie et théorie de l’évolution. (Encyclopédie Universalis, s.d.).
[10] Voir https://www.formationlecreateur.com/
[11] Kohlberg (1981), Goleman (200trois), Gardner (2008), Piaget (2020) pour ne nommer que ceux-ci
[12] Voir plus : https://www.formationlecreateur.com/les-6-etats-de-lintelligence-humaine/
[13] Voir ci-dessous « Le Tableau des six états d’intelligence ».
[14] Nietzsche parle du surhomme (Nietzsche, 1997). Il le prévoit en quelque sorte, mais il a exploré sa « volonté de puissance » dans une conscience psychologique, donc qui part des sens, d’une émotion encore sous l’emprise de l’animalité de l’être. N’ayant pas atteint les états supérieurs d’intelligence, son exploration intense a causé une pression psychique indue à son propre être.
[15] Le Sentiment exprime la cristallisation d’une mémoire dont l’émotion n’est pas résolue et qui soutient une croyance. L’Émotion est une réactivité dont la fonction involutive génère un sentiment et donc la fonction évolutive produit une transformation.