Construire la taxonomie, intégrer le flou et envisager l’interalogie

Nourrit, Déborah ; Maître de Conférences Hors Classe, Université de Montpellier
deborah.nourrit@umontpellier.fr

Résumé :

La proposition d’une taxonomie des différentes formes de collaborations scientifiques constitue un point de départ pour comprendre dans un double mouvement dialogique (Morin, 2008) la nécessité de la classification d’une part et, d’autre part, son dépassement en intégrant le flou (Foucart, 2011) qui subsiste entre les définitions, mais aussi dans la pratique, tant le faire science ensemble présente les caractéristiques d’un objet complexe (Klein, 1990). Du fait de la complémentarité des modes de collaboration, ils ne gagnent en rien à s’exclure ou à se prévaloir comme celui plus apte à étudier les sujets complexes. Nous proposons le concept d’interalogie (Shang, 2015) qui permettrait peut-être d’englober toutes les formes de collaboration.

Mots clés : Taxonomie, Flou, Interalogie, Interdisciplinarité, Transdisciplinarité.

Introduction

L’invitation à faire de la « science ensemble » ne date pas d’aujourd’hui. Si l’on convoque le domaine de la recherche, mais aussi de l’éducation, la pratique de l’interdisciplinarité constituait déjà en 1972 une volonté portée par l’OCDE[1] qui, dans son rapport coordonné par Apostel, Berger, Briggs et Michaud, précisait :

L’interdisciplinarité, l’intégration de concepts et de méthodes entre les disciplines dans l’enseignement et la recherche, peuvent fournir une clé importante pour les innovations dont les universités ont besoin pour répondre aux exigences intellectuelles et sociales de l’époque actuelle (OCDE, 1972). Si l’interdisciplinarité semblait être au cœur des discussions dans ce rapport, la transdisciplinarité et la pluridisciplinarité s’invitaient également.

Depuis, les ouvrages et les articles se sont multipliés (pour une revue de ces interactions disciplinaires voir Klein, 1990, Repko, 2008, van Bewer, 2017) et l’ensemble des définitions déployées ayant souvent un ancrage disciplinaire, au lieu d’apporter la clarification escomptée, contribue plus à créer une nébuleuse où il est difficile de se retrouver.

À partir d’une taxonomie des différentes formes de collaborations scientifiques (de pluri- à trans- en passant par inter-, extra-, dé-, cross-, ante-… x-disciplinaires; 34 formes recensées par Nourrit et al., 2023), nous tenterons de comprendre dans un double mouvement dialogique (Morin, 2008), la nécessité de la classification d’une part et d’autre part son dépassement tant le « faire science ensemble » nécessaire à la construction du savoir présente toutes les caractéristiques d’un objet complexe et ne peut s’envisager en disjonction (Morin, 1986).

Nous verrons que les définitions peuvent présenter par ailleurs une certaine rigidité normative et disciplinaire (dans le sens de « qui discipline » au sens de Foucault (1975)), rendant difficile la pleine compréhension des nuances et des dynamiques de la collaboration au sein des projets scientifiques. Par exemple, certaines formes d’interdisciplinarité dites restrictives (Boisot, 1972) s’apparentent plus à de la pluridisciplinarité et les exemples font flores (Nourrit et collab., 2023). Au regard de la dynamique non linéaire et complexe du « faire ensemble », la pensée disjointe, cloisonnée ne peut être satisfaisante. Une pensée qui intègrerait le flou apparait tout indiquée pour identifier les différentes modalités dans leur variété et imprécision. La pensée floue (Foucart, 2011) nous permettrait d’introduire de la souplesse dans notre compréhension de la réalité de la « science ensemble ».

Enfin, même dans le cadre des recherches dites intégratives (pluridisciplinaires, interdisciplinaires, transdisciplinaires, omnidisciplinaires, etc.) on retrouve toujours et encore cette tendance à la classification : il y aurait des chercheurs interdisciplinaires, des transdisciplinaires et ceux qui critiqueraient en invoquant une posture de supradisciplinarité de certains modes (Lenoir, 2003). Assurément, tous les modes de recherches sont complémentaires, ne doivent pas s’exclure et même, être utilisés à bon escient selon l’objet d’étude, la temporalité et les acteurs en présence. Dans tous les cas, chacun des modes implique des méthodes d’analyse avec, au cœur, la question de l’interaction (inclue, exclue). Ne peut-on pas nous aventurer plus loin, dans un tiers (trois) (Nicolescu, 1996) qui inclurait en même temps les différentes formes de collaboration et d’élaboration de la connaissance ? par l’adoption d’un concept nous permettant tout à la fois d’intégrer ce qui fait lien, qui délie et qui rend compte de la pluralité des conditions d’interactions, des différentes définitions, épistémologies et ontologies, des différentes modalités du faire, voir, construire ensemble ? Nous proposerons l’interalogie (Shang, 2015, Zhang (2016) qui, permet d’étudier la dialogique entre relation et séparation de tout objet d’étude.

Un attendu entendu

Depuis plus d’une cinquantaine d’années, l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité, la pluridisciplinarité ne cessent d’être convoquées. D’une part, les différents Appels à Projet (AAP) de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), des Régions, des bourses de financements doctoraux en France, mais aussi au Québec par le Fonds de Recherche du Québec, et d’autre part le nombre toujours plus croissant au niveau international de laboratoire de recherche qui dans leur intitulé proposent pluridisciplinaire, interdisciplinaire ou transdisciplinaire, posent ces formes de recherches collaboratives comme un souhaitable, voire une exigence pour disposer des meilleurs atouts à l’obtention des financements. Ces attentes dépassent même la seule préoccupation de financement de la recherche ; elles se retrouvent dans les nouvelles orientations de Responsabilité Sociétale des Établissements (RSE). Pour espérer une labellisation marquant la pleine intégration des questions de développement durable (DD&RS[2]) d’un établissement du supérieur, il est préconisé d’« Inciter et accompagner les pratiques de recherche et d’innovation dont l’inter ou la transdisciplinarité permet de répondre aux enjeux du DD&RS ». Il n’est plus possible d’ignorer cette nécessité, aux atours d’une quasi-injonction (Prud’homme & Gingras, 2015) dans les programmations de recherches et de gouvernance qui sont voulues en cohérence avec les objectifs de développements durables (ODD) de l’ONU adoptés en 2015.

Cet attendu constitue également un entendu. Dans le rapport de l’OCDE de 1972 déjà, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité étaient convoquées côte à côte à pas moins de quinze reprises. Généralement, des définitions sont proposées dès le début d’un document ou par la suite, et cet impondérable étant satisfait, on ne revient plus sur les raisons de l’utilisation de l’un ou de l’autre ou de leur apposition conjointe. Cette pratique est commune dans nombre d’articles et ouvrages, ou lors de séminaires et colloques. Il arrive même qu’aucune définition ne soit donnée ou bien qu’il soit dit « nous n’allons pas définir les différents termes « pluri », « inter » ou transdisciplinaire, car cela n’a pas vraiment d’intérêt et tout le monde sait de quoi nous parlons »[3]. Est-ce bien sûr que tout soit si clair du point de vue des définitions ou pour tout le monde ?

Entre intuition sémantique et acceptation commune par défaut, les chercheurs, les organismes d’évaluation et de financements passent souvent d’un terme à l’autre et celui d’interdisciplinarité constitue souvent un passe-partout (Prud’homme & Gingras, 2015). Les autres dénominations et plus particulièrement « pluridisciplinarité » et « transdisciplinarité » peuvent être utilisées pour ne pas abonder dans des répétitions[4]. Parfois même, c’est en toute honnêteté que certains « administratifs » chargés des évaluations des programmes de recherche avouent ne pas connaitre la différence entre les différentes dénominations[5]. Tous ces amalgames et incompréhensions génèrent une certaine confusion qu’il importe de clarifier.

Une confusion à clarifier

Avant tout, comment ne pas se perdre dans l’ensemble des définitions inter- ou transdisciplinaire, mais aussi ploy-, dé-, multi-, pluri-, méta-, antédisciplinaire. Ensuite, comment déceler des définitions consensuelles, nécessaires à une typologie cohérente qui permette une distinction entre les formes de collaboration scientifique, leurs objectifs et leurs modes de fonctionnement ?

À partir d’une recension de la littérature scientifique, nous avons tenté d’identifier l’ensemble des formes de collaborations scientifiques (voir le Tableau 1 ci-dessous) incluant un préfixe et le radical « discipline » avec leurs définitions pouvant émaner de différentes disciplines scientifiques (art, épistémologie, management, histoire, sociologie, éducation, etc.). Ce ne sont pas moins de 34 formes de collaborations, de faire  » science ensemble « , qui ont été relevées. Que ce soit à partir d’une rencontre de chercheurs spécialistes dans leur discipline (monodisciplinarité) ou de l’utilisation d’une discipline comme prétexte (la pseudo-disciplinarité), les formes sont variées et rendent toutes compte d’une singularité structurelle ou fonctionnelle. Les définitions qui ont été choisies, découlaient soit d’une synthèse des définitions les plus usitées, soit émanaient des définitions propres aux auteurs qui en étaient les principaux vecteurs. Ces définitions ont été présentées à partir de la logique de la théorie des systèmes (de Rosnay (1975) ; Le Moigne (1994)) qui distingue des dimensions structurelles et fonctionnelles des systèmes[6]. L’organisation des collaborations se présente comme un système complexe à plusieurs acteurs, avec des principes organisateurs et auto-organisateurs largement inscrits dans des dynamiques de temps, ce qui nous invite à les considérer comme des systèmes complexes. Une autre dimension a été ajoutée, celle dispositionnelle, qui rend compte également d’un mode de fonctionnement, mais qui éclaire plus précisément la dimension psychologique, tant il apparait que certaines définitions rendent compte de dispositions psychologiques et psychosociologiques des chercheurs au travail collaboratif, s’apparentant à des formes de savoir-être (Sauvage & Nourrit, 2022).

Tableau 1 Présentation des 34 formes et conditions de travail collaboratif différentes entre disciplines scientifiques (Nourrit et collab., 2023)

Dimensions  Formes  Définitions  Références 
 

 

STRUCTURELLE 

Mono-disciplinaire  Étude d’un objet par une seule discipline.  Resweber, 2000 
Omni-disciplinaire  Etude d’un objet qui ne se limite pas à un nombre de discipline mais à l’ensemble de toutes les disciplines.  Ashworth, 2010 

Klein, 1990 

Gilman, 2003 

Multi-disciplinaire  Juxtaposition additive et non intégrative de plusieurs disciplines. Ce « plus » n’est qu’au service de la discipline d’origine. Il n’y a pas d’enrichissement mutuel des disciplines. 

Une pseudo interdisciplinarité de façade. 

Klein, 1990 

Nicolescu, 2005 

Morin, 2003 

Vinck, 2000 

 

 

FONCTIONNELLE 

 

 

Bi-disciplinaire  Emprunt de méthodes ou techniques à une autre discipline tout en affirmation sa propre discipline d’origine par son attachement  à un domaine très spécifique et bien défini: forme de souveraineté avec des interventions rares et ciblées sur d’autres territoires souverains.  Korhonen, 2017 
Pluri-disciplinaire  Plusieurs disciplines travaillent autour d’un même objet proposé par une discipline. Inter-champ communicationnel avec alternance de perspective.  Resweber, 2000 
Cross-disciplinaire  Une étape intermédiaire entre le multi- et interdisciplinaire qui implique une « force brute » pour réinterpréter les concepts  et objectifs d’une discipline et imposer une polarisation rigide à travers les disciplines.  Jantsch, 1972 
Pré-disciplinaire  Constitue un noyau de connaissance flexible qui peut être utilisé par plusieurs disciplines et qui est nécessaire à l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité.  Montoto & Mead, 2009 
Inter-disciplinaire  Une stratégie d’interpellation, de confrontation et de conflit qui se résout lorsque des transferts de méthodes, de concepts et d’outils s’opèrent.  Piaget, 1972 

Resweber, 2000 

Néo-disciplinaire  L’interdisciplinarité conduit à une nouvelle étape, une transition vers une nouvelle discipline qui conserve les traces de ses origines et exige une formation nouvelle et complète de ceux qui la pratiquent.  Benoist, 2016 
Trans-disciplinaire  Hors champs, par-delà, au travers, entre les disciplines avec création de nouveaux cadres de savoirs et un impératif d’unité de la connaissance.  Resweber, 2000 

Nicolescu, 1996 

Supra-disciplinaire 

 

Position disciplinaire qui se voudrait au-dessus de toutes les autres de par sa position transdisciplinaire. Forme de prétention disciplinaire.  Lenoir, 2003 
Méta-disciplinaire  Position dialogique de la discipline, d’ouverture et de fermeture, de conservation et de dépassement.  Morin, 2003 
Poly-disciplinaire  Une discipline développe par la poly-compétence de ses chercheurs une étude élargie, plus complète de son objet.  Morin, 1999 
Eco-disciplinaire  Écologiser les disciplines en tenant compte des dimensions contextuelles, culturelles, sociales… dans lesquelles elles naissent, posent problème, se sclérosent, se métamorphosent.  Morin, 1999 
Auto-disciplinaire  Comment les disciplines se contrôlent elles-mêmes.  Fremantle, 2018 
Intra-disciplinaire  Fait référence aux interrelations à l’intérieur d’une même discipline.  Lenoir, 2003 
Ante-disciplinaire  Phase avant de devenir une discipline.  Eddy, 2005 
Post-disciplinaire  Reflète l’insatisfaction et la reconnaissance des limites des disciplines pour aborder les questions du monde réel. Ce n’est pas une attaque ou une destruction de la discipline mais  un effort pour transcender les limites de la discipline.  Waisbord, 2019 
Infra-disciplinaire  Renvoie à des micro-règles comportementales de nature informelle, à une organisation appropriée au contexte.  Giallocosta, 2008 
A-disciplinaire  Nomadisation des problématiques et homogénéisation du traitement des différents objets, qui font qu’on ne peut plus assigner les connaissances à une discipline déterminée.   Frydman, 2004 

Caillé, 2004 

Sur-disciplinaire  De l’ordre d’un « nationalisme » disciplinaire avec des signes d’appartenance tranchés,  un jargon de plus en plus impénétrable et des auto-références.  Frydman, 2004 

Caillé, 2004 

Dé-disciplinaire  Renvoie à une destruction de la discipline.  Mitchell, 1994 
Alter-disciplinaire   Contraction entre alternative et  disciplinaire. Dissoudre la discipline dans un état flou quand la globalisation et la prégnance du digital demande une autre dimension, une disciplinarité alternative.   Rodgers & Bremmer, 2011 
Ex-post-disciplinaire  Attente et anticipation des résultats, des bénéfices et des impacts  avec une effectivité escomptée qu’après la recherche entreprise.  Darbellay et al., 2018 

Bessière & Gojard, 2004 

Ex-ante- disciplinaire  Elaboration, argumentation et formulation au préalable de la mise en oeuvre.  Darbellay et al., 2018 

Bessière, & Gojard, 2004 

Contre-disciplinaire  Met l’accent sur le besoin de travailler contre les fonctions régressive et conservatrice au travers des examens, surveillances, audit, procédure de referee et d’évaluation.  Korhonen, 2017 
Anti-disciplinaire  Consiste à se positionner entre les disciplines et non contre afin de faciliter l’émergence de nouvelles idées.  Ito, 2017 

Chen & Luetz, 2020. 

 

 

DISPOSITIONNELLE 

Extra-disciplinaire  Renvoie à « Avoir l’œil extra-disciplinaire ». Ouverture à d’autres disciplines.  Morin, 1999 
In-disciplinaire 

 

2 niveaux : i. Comprendre la complexité en incluant et dépassant toutes les disciplines ; ii. Accepter l’inconfort, les contraintes et faire des pas de côté disciplinaires.  Morin, 2003 ; 2005. 

Catellin & Loty, 2013 

Pro-diciplinaire  Plaidoyer en tant qu’appartenant ou pour manifester le désir d’appartenir à une discipline  Cantin, 1999 
Non-disciplinaire  Suspendre temporairement les régimes et pratiques disciplinaires afin de développer une recherche créative: un acte libérateur. 

Peut renvoyer aussi au chercheur rapatrié dans son ancienne discipline révolutionnée ou qui établit une nouvelle discipline. 

Kupers, 2014 
 

Autres: formation 

Co-disciplinaire  Au niveau scolaire, renvoie à la synergie de différentes connaissances venant de plusieurs disciplines pour répondre à une question d’étude.  Chevallard, 2004 
Circum-disciplinaire  Ce qui entoure. Au sujet de la formation, ne pas la réduire au savoir mais se référer à la  pratique.  Lenoir et al., 2006 
Pseudo-interdisciplinaire  En formation, traiter un thème en se servant de lui comme prétexte et seul fil conducteur à un enseignement cloisonné des disciplines scolaires.  Lenoir et al., 2001 

Roy et al., 2019 

 

Sans reprendre dans le détail les différentes définitions[7] on peut observer que certaines formes sont des préalables à d’autres (par exemple : le prédisciplinaire pour l’interdisciplinaire), que des distinctions sont tenues (par exemple entre bi- et crossdiciplinaire) ou contre-intuitives (entre anti- et contre-disciplinaire).

Ces distinctions sont encore plus subtiles lorsque pour une même forme de collaboration, l’interdisciplinarité pour ne pas la citer, il est adjoint différents adjectifs qui chacun renvoie à un fonctionnement de l’interdisciplinarité qui pourrait plus ou moins se rapprocher d’une forme de multi-, pluri-, ou transdisciplinarité. Par exemple pour Heckhausen (1972), l’interdisciplinarité peut être « indiscriminée » lorsque des disciplines sont juxtaposées selon une logique d’accumulation du savoir et Boden (1999) la nommera dans ce cas « encyclopédique ». Ces qualifications ne renvoient-elles pas en définitive à la définition de la multidisciplinarité (voir le Tableau 1) ? Autre exemple, l’interdisciplinarité est dite « composite » du fait de l’association de disciplines autour d’un même projet, en particulier quand les enjeux sociaux et politiques des savoirs et des technologies sont pris en compte (aménagement urbain, conquêtes spatiales, etc.), ne serait-ce pas de la pluridisciplinarité ? Pour Resweber (2000), l’interdisciplinarité est qualifiée aussi d’« herméneutique » lorsqu’elle s’appuie sur le transfert des structures en essayant d’éprouver, d’interroger ou de falsifier l’équipement intellectuel. N’est-ce pas un pas déjà vers ou dans la transdisciplinarité ?

Si la mise en place d’une taxonomie apparait comme une étape nécessaire pour poser les bases d’un dialogue entre les disciplines qui souhaitent mener à bien des projets de recherche sur des sujets complexes (Klein 1990), l’intégration des différents qualificatifs qui rendent compte d’étapes, de la dynamique dans les collaborations, de la maturité apparait tout aussi importante (Heckhausen, 1972). Notre héritage cartésien, qui comme un inconscient collectif, nous conduit à choisir « la claire et distincte perception » pour comprendre (Descartes, 1824) et qui nous conduit à écarter tout flou, peut nous faire oublier que les objets de connaissances, mais également la connaissance en tant que telle, sont éminemment complexes et assujettis à des effets d’interdépendances, d’entropie qui rendent toute prévision et clarification difficile. L’adoption de positionnements binaires, tranchés, sans principe dialogique est bien peu pertinente pour rendre compte de la complexité des phénomènes (Morin, 1986 ; 2008). Ce sont le flou et la précision dans une posture dialogique qu’il conviendrait de convoquer (Morin, 1986).

Un flou à intégrer

Les modalités de fonctionnement de la recherche sont multiples et les différentes définitions, nous l’avons vu, génèrent à la fois une confusion qu’il convient de dissiper, mais aussi un flou qu’il serait souhaitable d’intégrer. Ce flou constitue cette gradualité, cet « entre-deux » (Foucart, 2011), cette dynamique non linéaire (Piaget, 1972) qui caractérise la rencontre scientifique lorsqu’elle s’opère et la science quand elle se construit. Il est possible de retrouver cette taxonomie aux limites poreuses et floues, dans le tableau ci-dessous qui reprend les différents qualificatifs que l’on peut adjoindre aux formes de collaboration (pour plus de détails voir Nourrit et al., 2023).

Tableau 2 Les logiques floues et stables des formes de travail collaboratif entre les disciplines scientifiques

Dans le tableau ci-dessus, les qualificatifs intégrés dans la colonne « logique floue » apportent des compléments qui marquent une porosité entre les catégories (porosité signalée par des pointillés). La colonne « Logique stable » rend compte de qualificatifs qui pour leur part sont pleinement intégrés dans les définitions propres à chaque mode de collaboration.

Les limites de chacune des formes de collaboration, par leur qualification ne présentent pas de limite claire et de surcroit il peut apparaitre très difficile d’identifier avec certitude laquelle des formes est déployée lors d’un projet scientifique, tant elles sont multiples certes, mais évolutives également au regard des difficultés rencontrées, des temporalités du projet, des acteurs en présence (chercheurs, administration, évaluateurs).

Or, nombre d’auteurs ont proposé des étapes pour rendre compte de la dynamique de la rencontre et donner également des repères afin de ne pas occulter une étape qui pourrait manquer à la bonne conduite du projet. Il est remarquable de noter que lorsqu’on étudie les différentes étapes, selon les auteurs elles ne sont pas toutes identiques et certaines s’appuient principalement sur les chercheurs et les difficultés à dépasser (Sjölander, 1985 ; Klein, 1990) d’autres sur les modalités de la construction du savoir (Repko, 2008 ; Repko & Szostak, 2021). Les étapes ne sont donc ni normalisées ni stables.

De plus, les interprétations du langage propre à chaque discipline au regard des différents cadres théoriques et méthodologies qui se rencontrent, s’apparentent à un caravansérail (Abbott, 2006) ou une tour de Babel (Nicolescu, 1996) et participent encore à construire une impression de flou ou tout du moins de cohue. Ainsi, l’enjeu est de passer d’un espace de signification normatif, qui n’est pas commun et qui laisse à croire parfois que chacun se comprend alors que les termes convoqués portent des sens différents, à un langage véritablement commun. Cette culture commune implique alors des pas de côté, une ouverture à l’autre qui demande de flouter, voire d’éliminer certaines limites propres à son champ disciplinaire. Dans tous les cas, que ce soit dans les modalités de « faire science ensemble » ou les étapes qui les caractérisent, il n’y a pas une méthode, une définition qui puisse faire consensus, tant nous pouvons constater que même la collaboration scientifique est en soi un système complexe.

La pensée floue[8] apparait tout indiquée pour effectuer l’identification des modes de collaboration et pour étudier au plus près ces différents modes afin d’être en mesure de « computer le varié, le variable, l’ambigu, l’aléatoire, l’incertain » (Morin, 1986 : 2008, p. 1241). La pensée qui ne sert pas la logique, mais qui s’en sert (Morin, 2008, p. 1049) peut se présenter également floue, permettant ainsi de caractériser « ce monde de fluidité où l’individu se situerait dans un entre-deux » (Foucart, 2011, p.15), dans tout ce qui constitue la réalité, ses différentes formes et leurs interactions.

Ainsi, en n’adoptant pas une position d’apologiste de la complexité ou du flou, il n’est pas question de se positionner, mais de sensibiliser « simplement » à la prise en compte incontournable de ce qui ne se saisit pas de prime abord, de ce qui est entrelacé et interdépendant. Il s’agit d’oser aller à l’encontre de ce qui pourrait être de cet inconscient collectif de séparation, de disjonction cartésienne et d’œuvrer pour une science reliée et de l’interaction.

Conclusion : Vers l’interalogie

Implicitement, la question que soulève le « faire science ensemble » renvoie à celle des interactions, de leurs structures et de leurs modalités. L’interaction, par son absence ou sa présence, par le tiers qu’elle inclut ou exclut (Nicolescu, 1996), par les entre-deux qu’elle génère (Foucart, 2011), se trouve être le dénominateur commun. Pour Morin (2008, p. 84-85), l’interaction est une : « […] notion-plaque tournante du désordre, ordre et organisation […] en boucle solidaire, où aucun de ces termes ne peut plus être conçu en dehors de la référence aux autres, et où ils sont en relation complexe, c’est-à-dire complémentaires, concurrents et antagonistes. »

En d’autres termes, l’interaction se présente comme un concept dialogique qui, au lieu d’opposer les contraires les appréhende en complémentarité (Morin, 1980). Ainsi les interactions ne peuvent être présentées à travers un prisme de simplification qui les réduit de façon binaire à leur absence ou à leur présence. Elles s’inscrivent dans une boucle dite tétralogique qui prend en compte à la fois les interactions (1) liées au désordre (2), à l’ordre (3) et à l’organisation (4) qui ne peuvent être conçues sans inégalités, turbulences, et agitations (Morin, 1977 : 2008 p. 88-89).

Pour rendre pleinement compte des interactions et pour éviter cet écueil qui serait de proposer que les interactions dans les formes de collaborations soient du ressort exclusif de l’interdisciplinarité[9]et s’inscrivent dans une science que l’on pourrait appeler l’interdisciplinalogie (interdisciplinalogy pour Bahm (1980) et Kupers (2014)), il peut alors apparaître pertinent de se doter de concepts rendant compte de toutes ces nuances caractérisant les interactions en acte et prenant en compte le flou qui intègre ce que les interactions ne sont pas, ou plus, devraient être ou auraient pu être, du point de vue des acteurs, tant le travail collaboratif en projet est sans cesse repensé. Pour qu’une suprématie ne soit pas donnée à une forme ou à une autre (on ne parle d’ailleurs que d’interdisciplinalogie, mais pas de transdisciplinalogie, à notre connaissance) ne peut-on pas nous aventurer dans l’adoption d’un concept qui nous permettrait tout à la fois d’intégrer ce qui fait lien, qui délie et qui rend compte de la pluralité des conditions d’interactions ?

L’interalogie, au travers du concept d’interalité développé dans le cadre de la philosophie comparée Occident/Orient par Shang (2015) et Zhang (2016) permet d’étudier la dialogique entre relation et séparation de tout objet d’étude, ainsi que les dimensions de causalité, de communication, d’échange, de réseaux et de transformation (Shang, 2015) que l’on observe dans ce qui fait « relation ». L’absence de lien, les écarts constituant des éléments même de définition et de compréhension des modes de collaboration sont également pris en compte. Il serait prématuré et inopportun de lui donner un statut de science ou de théorie dans le cadre du « faire science ensemble », mais elle permet de sortir du clivage entre les tenants d’une science interdisciplinaire, transdisciplinaire ou pluridisciplinaire. Chacune questionne une modalité de la relation à l’objet d’étude, mais implique également des conditions différentes de rencontre entre les chercheurs ; elles normalisent les modes de collaborations. C’est en ce sens que l’interalogie peut être un creuset (Shang, 2015), une approche qui permet d’intégrer toute la complexité du travail méthodologique, épistémologique, par-delà, au travers et entre les espaces vides sans prendre part à des oppositions pouvant même conduire à des postures radicales de dé-disciplinarité (Mitchell, 1994). 

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[1] Acronyme de Organisation de Développement et de Coopération Economiques.

[2] La labellisation Développement Durable & Responsabilité sociétale des Établissements d’enseignement, de recherche et d’innovation constitue en France un enjeu auquel les universités tendent de répondre dans le cadre des objectifs de l’ONU.

[3] Propos recueillis lors de la Journée d’étude « Qualifier l’interdisciplinarité » du 1e juin 2023 au campus Pierre et Marie Curie, Sorbonne Paris.

[4] Lors d’une conférence du Montpellier Advanced Knowledge Institute on Transitions (MAK’IT) le 17 février 2023, afin de présenter les chercheurs et recherches de 2022-2023, tous impliqués dans des recherches autour des trois axes : « Nourrir, Protéger et Soigner », les termes d’interdisciplinarité ont été convoqués 20 fois, de transdisciplinarité 6 fois et de pluridisciplinarité 9 fois sans qu’aucune définition ait été donnée et ces termes pouvaient être énoncés par paire « interdisciplinarité et pluridisciplinarité », « interdisciplinarité et transdisciplinarité ». Jamais, les termes « pluridisciplinarité et transdisciplinarité » n’ont été convoqués par paire.

[5] Dans le cadre d’une session spéciale « Interdisciplinarité et Complexité » du colloque HUTlaConf : L’interdisciplinarité au service des environnements intelligents du 16 au 18 novembre 2022, un gestionnaire d’une institution de financement de la recherche (anonymats préservés) a sollicité une rencontre auprès d’un chercheur afin d’éclaircir les différentes définitions pour être en mesure de mieux évaluer les Appels à Projet (AAP) interdisciplinaires.

[6] Les caractéristiques structurelles des disciplines suivent une certaine organisation dans l’espace de collaboration. Les caractéristiques fonctionnelles concernent quant à elles les processus de transformation et sont dépendantes du temps.

[7] Pour plus de détails, voir l’article Nourrit et collab., 2023

[8] La pensée floue s’inscrit dans le champ de la philosophie, mais trouve son répondant en mathématiques avec la théorie des ensembles flous ou Fuzzy Logic développée par Zadeh Lofti en 1965, qui se base sur le raisonnement intuitif et prend en compte la subjectivité et l’imprécision.

[9] Du fait que par intuition sémantique on rapproche interdisciplinarité d’interaction, chacun des termes possède le même préfixe. Ce rapprochement est plus que commun dans la communauté scientifique.