Les entreprises récupérées par leurs travailleurs.es (ERT) en Argentine : comprendre leur l’histoire à travers les choix de production et d’emploi

Par Alexandre Michaud, étudiant à la maîtrise en innovation sociale.

Au tournant du siècle, l’Argentine, confrontée à une crise économique et politique majeure, a vu émerger un mouvement unique: celui des entreprises récupérées par leurs travailleurs.es (ERT). Né d’un impératif de préservation de l’emploi, ce mouvement a profondément marqué l’imaginaire et, dans une certaine mesure, le paysage économique argentin. Comme le mentionne Ruggeri (2015), les ERT se distinguent des entreprises traditionnelles. Ces entreprises, sous contrôle démocratique des travailleurs et travailleuses, forment un vecteur de création d’emplois, ont moins recours au licenciement et offrent des conditions de travail généralement supérieures au secteur privé (129, 135, 147).

Malgré ces avantages, l’histoire des ERT a été marquée par de nombreuses fluctuations. Quijoux et Ruggeri (2019) notent des variations significatives en matière de nombre d’entreprises impliquées, de niveau de production et d’effectif. En effet, depuis son émergence au milieu des années 1990, le mouvement va alterner entre des phases de croissance et de stagnation. Ainsi, les ERT connaissent une expansion rapide de 2001 à 2004, suivie d’un ralentissement à partir de 2005. Des augmentations notables se produisent également en 2009 et 2012, en réponse aux récessions aux États-Unis et en Europe. Toutefois, des périodes plus difficiles marquent les années 2016 et 2017, caractérisées par des pertes d’emplois dans le secteur (Quijoux et Ruggeri 2019, 143, 145-146; Vieta 2020, 123). .

Afin de développer le potentiel économique des ERT, il devient donc crucial d’analyser ces fluctuations afin de connaître les conditions de croissance et de déclin de celles-ci. Quelles sont les forces motrices derrière l’évolution du mouvement? Dans la littérature au sujet des ERT, plusieurs travaux se penchent sur cette question : Quijoux et Ruggeri (2019), Upchurch, Daguerre et Ozarow (2013), et, plus récemment, Vieta (2020). Cependant, aucune modélisation économique formelle n’a été mobilisée pour expliquer l’évolution du mouvement à travers le temps. Pourtant, un tel effort serait fort utile pour créer des relations claires entre les motivations des ERT, leurs conditions de travail particulières, leur relation avec le marché, leur niveau de production et leur demande en travail. Un tel modèle permet aussi d’élaborer des simulations et des prédictions afin d’anticiper leurs défis futurs et développer des politiques permettant une pleine croissance du mouvement.

Cette publication aura pour objectif de modéliser le comportement des ERT, individuellement et dans leur ensemble. À cette fin, nous élaborerons un modèle inspiré des travaux de Craig et Pencavel (1993). Nous en proposerons un cadre simplifié, en y intégrant la notion de biens relationnels. Faute de pouvoir couvrir l’ensemble de l’histoire des ERT, notre attention se concentrera spécifiquement sur la période cruciale de 2001 à 2003, marqué par l’expansion rapide du mouvement. En nous appuyant sur les relations et les concepts clés de notre modèle, nous analyserons ensuite les facteurs sociaux, culturels, organisationnels et économiques susceptibles d’expliquer l’évolution du mouvement des ERT durant cette période.

Modèle et cadre d’analyse

Le cadre d’analyse que nous présenterons dans les pages suivantes s’inspire du modèle de l’entreprise coopérative développé par Craig et Pencavel (1993). Selon ce modèle, l’objectif d’une coopérative de travail est de maximiser l’utilité des travailleurs et travailleuses, représentée par une fonction de bien-être. Suivant la forme originale du modèle, le bien-être de la coopérative dépend du gain net des travailleurs.es et du nombre d’emplois créés par la coopérative. Le gain net des travailleurs.es dépend alors de la désutilité du travail[1], de leur revenu ainsi que de leur coût d’opportunité. Cependant, ce modèle peut être modifié pour inclure plus ou moins d’éléments. Par exemple, Burdín et Dean (2012) choisissent de se concentrer sur le coût d’opportunité et le salaire réel des travailleurs.es. D’autres auteurs suivent également une approche similaire à celle de Craig et Pencavel, mais avec des fonctions d’utilité différentes. Ainsi, Pencavel (2014) conçoit le bien-être de la coopérative comme une fonction du nombre d’heures travaillées et du salaire. De manière plus complexe, McCain (2010) envisage l’utilité de la coopérative comme une fonction de multiples facteurs, incluant l’effort de travail demandé aux travailleurs.es, le nombre de licenciements, le salaire et les fonds alloués à une pension de retraite.

Pour notre part, nous adapterons la fonction d’utilité originale présenté par Craig et Pencavel, qui a la forme générale suivante :

Ici, I représente le gain net des travailleurs et travailleuses tandis que L renvoie au nombre d’emplois créés par l’ERT. θ représente le poids accordé au gain net selon les préférences du collectif. Afin de faciliter le passage d’un modèle microéconomique à un modèle macroéconomique, et de limiter la complexité des simulations, nous éliminerons certains éléments du modèle original. Nous ne prendrons pas en compte les variations de temps de travail et l’effet du coût de la vie. Puisque nous excluons la variabilité des heures de travail, il nous faudra aussi mettre de côté la notion de désutilité du travail. Cependant, nous réalisons l’importance de ce concept puisqu’il permet d’intégrer des éléments organisationnels (ex. : le confort de l’espace de travail) dans un modèle se concentrant principalement sur les notions classiques de rémunération, de production et de création d’emplois. Ne voulant pas perdre ce gain, nous le substituerons par un autre concept présent au sein de la littérature : les biens relationnels (Albanese 2020).

Le modèle de l’entreprise autogérée

Notre modèle considère qu’une entreprise autogérée opère au sein d’un marché comme preneuse de prix, étant dénuée de tout pouvoir sur celui-ci. Elle propose une quantité de biens homogènes (Q) à un prix préétabli (p). L’entreprise jouit d’une autonomie décisionnelle, focalisée sur le court terme, et son fonctionnement se déroule en deux phases distinctes. Initialement, l’ERT alloue une portion de ses ressources financières à la couverture de ses coûts fixes (ex. : paiement de loyers). Par la suite, les fonds restants sont destinés à l’embauche et à la rémunération des travailleurs et travailleuses. Ce cadre conduit à une équation de revenu simple :

Où le revenu de l’entreprise (R) est utilisé pour payer le salaire (w) de tous les travailleurs.es (L) ainsi que les coûts fixes (G). 

La production de l’ERT dépend du nombre de ses travailleurs.es, caractérisés par un salaire, une productivité et une charge de travail uniforme. Le produit marginal du travail est positif, mais décroît à mesure que le nombre de travailleurs.es s’accroît. Tout comme dans Burdín et Dean (2012), nous supposons que la fonction de production prend une forme quadratique.

L’objectif de l’entreprise autogérée

La stratégie de production de l’entreprise autogérée vise à maximiser le bien-être de ses travailleurs.es, celui-ci provenant de deux sources principales. Premièrement, il y a un gain net découlant de leur participation, calculé comme suit :

Selon cette équation, le gain net I est la somme du salaire (w), des biens relationnels réalisés au sein de l’entreprise (s), auquel sont soustrait les coûts d’opportunité liés aux autres activités économiques (y)[2]. Par biens relationnels, nous nous référons à « la quantité et à la qualité de l’expérience relationnelle d’une personne avec d’autres personnes », soit « les relations interpersonnelles où la motivation non instrumentale prévaut » (Bartolini 2014, 5428). Ces relations de nature non instrumentales évoluent en parallèle, en marge et à l’extérieur de la production. Parmi les biens relationnels, on peut inclure différents éléments tels que la solidarité et la reconnaissance, mais aussi la formation de groupes, que ce soient des réseaux d’amitiés et de voisinage et différents types d’activités de nature artistique, sportive, intellectuelle ou autre (Uhlaner 1989, 255; Becchetti, Pelloni et Rossetti 2008, 344; Bartolini 2014, 5428).

L’équation impose la condition selon laquelle le succès de l’entreprise autogérée repose sur sa capacité à générer un gain net positif, sans quoi le bien-être de l’organisation exposé en (4) devient nul. En d’autres termes, pour que la coopérative soit viable, il est nécessaire que w+s ­> y.

En addition au gain net, l’utilité des travailleurs.es est également influencée par la capacité de l’entreprise à générer de l’emploi. Cela reflète une orientation altruiste des membres, ceux-ci valorisant la création de nouveaux emplois au sein de leur communauté.

Considérant ces deux éléments – le gain net et la volonté de création d’emplois – la fonction d’utilité de l’entreprise autogérée prend la forme suivante :

Si l’on considère que l’objectif de l’entreprise est de maximiser U selon la contrainte (2), nous nous retrouvons avec la condition d’optimisation :

En nous basant sur la littérature, nous supposons que le paramètre thêta possède une valeur supérieure à 0, mais inférieur à 1 (Craig et Pencavel 1993, 302; Burdín et Dean 2012, 167).

Le modèle du secteur des ERT

Ce modèle conceptualise le secteur des ERT comme un ensemble vaste et homogène d’entreprises autogérées, produisant un type unique de bien et partageant les mêmes préférences. De cette façon, l’ensemble des ERT possède le même niveau de main-d’œuvre et de rémunération. En isolant la variable w dans l’équation (2), on remarque que le revenu par travailleur est dépendant du nombre de travailleurs.es et que, en conséquence du produit marginal du travail décroissant, la courbe salariale prend la forme d’une parabole, tel qu’illustré dans le graphique 1. Lorsque le prix de vente augmente, la courbe salariale se déplace vers la gauche et vers le haut, passant de p1 à p2, et puis de p2 à p3, chacun représentant un niveau de prix supérieur. Alors, substituant la valeur de w dans l’équation (2) par w* on obtient le niveau d’embauche optimal pour chaque niveau de prix. Ainsi, au prix p1 la demande en travail est de L1, à p2 devient L2, et ensuite à p3 monte à L3. L’augmentation du prix permet aussi une augmentation du revenu par travailleurs.es passant de w1 à w2, et ensuite de w2 à w3. Suivant la ligne reliant le niveau d’embauche, nous pouvons aussi constater que, dans le secteur des ERT, le nombre de travailleurs.es augmente et baisse avec le prix.

Graphique 1. Embauche et salaire du secteur autogéré

 

 

 

 

 

 

 

Cette relation entre le prix et la demande en travail peut être obtenu en substituant (5) dans (2), nous donnant la courbe suivante :

Graphique 2. Relation entre prix et demande en travail au sein du secteur des ERT

 

 

 

 

 

 

 

Finalement, pour compléter notre modélisation de la relation entre le prix et la demande en travail, nous supposerons que le mouvement des ERT dans son ensemble est preneur de prix. Il fait donc face à une demande verticale. Cela est dû à la position marginale de ces entreprises au sein de l’économie argentine. Notons qu’en 2002, lorsque la création d’ERT atteint son paroxysme, l’économie argentine possède une force de travail composée de 16 491 672 travailleurs et travailleuses (World Bank 2024), tandis que l’ensemble des ERT en embauche environ 8000, représentant une mince fraction de l’économie (Ruggeri 2020, 116).

Les changements économiques, sociaux, culturels et organisationnels

Le modèle suggère que la production du secteur des ERT tend vers un point d’équilibre qui dépend de la demande globale. En effet, si la demande est stable, les ERT adoptent le prix du marché et, en fonction de leurs préférences, de leur capacité à générer des biens relationnels, et selon les opportunités économiques que présente le marché, choisissent un certain niveau d’embauche et de rémunération. À partir de ce point d’équilibre, les changements au sein du mouvement des ERT peuvent être expliqués par trois facteurs:

  1. Les facteurs économiques : Ces facteurs représentent les variations de l’environnement économique externe, englobant des éléments tels que les fluctuations de la demande globale, les modifications des salaires proposés par le secteur privé, ainsi que les changements dans les coûts fixes de production. Ces facteurs extérieurs peuvent influencer directement la capacité des coopératives à générer des emplois et à ajuster leurs niveaux de production en conséquence.
  2. Les facteurs sociaux et culturels :  Les modifications dans les préférences et les valeurs des ERT peuvent venir de changements culturels et sociaux. Un virage culturel vers plus de solidarité peut amplifier l’intérêt des coopératives pour la création d’emplois, soulignant une volonté collective d’augmenter le bien-être des communautés. À l’inverse, un glissement vers des valeurs plus individualistes pourrait orienter les ERT vers la recherche d’une augmentation des gains nets par travailleurs.es, au détriment de la création d’emplois.
  3. Les facteurs relationnels : Ces facteurs englobent toute transformation significative au sein des ERT affectant leur habileté à créer des biens relationnels. Cela peut passer par l’adoption de nouvelles politiques internes (ex. : la création de temps et d’espace de loisirs entre les membres d’équipe), par des régulations gouvernementales, ou plus simplement par l’évolution des relations d’amitié, des conflits ou du sentiment de communauté interne aux entreprises.

Qu’est-ce qui explique la croissance du nombre d’ERT entre 2001 et 2003?

Le mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs.es argentins émerge au début des années 1990 et entame une période de croissance considérable entre 2001 et 2003, lorsque le pays traverse une sévère crise économique (Ruggeri 2020, 104). Des ouvriers et ouvrières se mettent à occuper leur lieu de travail, menacé de fermeture, et réussissent à s’approprier des espaces et du capital. On voit donc une explosion du nombre d’ERT : « de 2002 à 2004, le nombre de récupération d’entreprises est multiplié par cinq, passant de douze cas en 2001 à cinquante l’année suivante » (Quijoux et Ruggeri 2019,142). Comme le note Rugerri (2020), si au cours des années 1990 le mouvement des ERT emploi environ 2100 travailleurs.es en 2004 celui-ci emplois plus de 8300 travailleurs.es, ce qui représente une croissance de près de 300% de sa main-d’œuvre. Le graphique ci-dessous vise à représenter l’évolution le nombre d’ERT crée par année d’avant 1992 à 2015.

Graphique 3. Nombre d’ERT créées par année d’avant 1992 à 2015 (en provenance de Ruggeri 2020, 105)

 

 

 

 

 

 

 

Au cours des prochains paragraphes, nous déploierons notre modèle afin d’expliquer de manière systématique l’évolution de ce mouvement et répondre à la question « qu’est-ce qui explique la croissance soudaine du nombre d’ERT de 2001 à 2003? ».

Les facteurs économiques

Sur la période allant de 1998 à 2002, le niveau de production nationale en Argentine va chuter de 20%  (Buera et Nicolini 2021, 48) et le pays va perdre accès aux investissements étrangers. Buera, Navarro et Nicolini (2011) vont souligner que cette période de tumulte économique va se comparer à la crise économique mondiale des années 1930, mais étant accentué par d’autres facteurs comme la faillite de l’État argentin (153). Un diagnostic de cette période, produit par Jonas (2002), nous permet de voir que cette crise s’explique principalement par la dépendance du pays aux investissements étrangers (18). Ainsi, lorsque plusieurs pays en développement vont subir des crises de manière consécutive (le Mexique en 1994, la Thailande en 1997, la Russie en 1998 et le Brésil en 1999) l’engagement des investisseurs pour des pays en développement va être réduite. De 1999 à 2000, les investissements chutent de 20% (12), expliquant en partie la perte de production décrite plus tôt. Le tout est exacerbé par des coupes dans les dépenses gouvernementales, n’améliorant pas la situation du chômage, et des rués vers les banques, suivi par le gel des retraits bancaires, qui vient réduire le degré de consommation à l’interne (17).

Bien qu’il existe une corrélation claire entre la croissance du nombre d’ERT et la situation de crise, une chute de la demande globale, suivant la contraction des investissements et de la consommation, ne peut pas expliquer ce phénomène. En effet, selon notre modèle, l’entreprise autogérée réagit similairement à des entreprises privées à la suite d’un choc de la demande, signifiant que son nombre de travailleurs.es devrait diminuer avec celle-ci. Le graphique 4 illustre une contraction de la demande, passant de D1 à D2.

Graphique 4. Réduction de la demande et production du secteur des ERT

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour qu’un choc de la demande mène à une croissance du secteur des ERT, il faut qu’il y ait une modification dans les coûts d’opportunité liés aux autres activités économiques. Dans le cas de l’Argentine, la crise économique fut accompagnée par une crise de l’État, des coupures massives dans le secteur public et une croissance importante du chômage. Juste en 2001, c’est 830 000 personnes qui tombent en situation de pauvreté (Vilas 2006, 166) et, au pire moment de la crise, le chômage atteint un sommet de 40% (Buera et Nicolini 2021, 63). Dans ce contexte, ou la misère s’aligne avec une réduction des opportunités, il devient avantageux de rejoindre un projet d’autogestion. En addition à ce choc relatif aux opportunités d’emplois, il faut aussi mentionner les changements dans les opportunités d’affaires. En effet, les travailleurs et travailleuses des ERT vont pouvoir reprendre leur entreprise à un faible coût, celle-ci étant abandonnée par les propriétaires. La reprise entrepreneuriale devient donc une option plus rentable comparée aux autres formes d’entrepreneuriat. Dans les deux cas, on remarque une diminution dans les coûts d’opportunité, ce qui amène un déplacement vers la droite et le bas de la courbe d’emploi du secteur des ERT.

Graphique 5. Réduction des coûts d’opportunité

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce résultat suggère qu’un pays confronté à une récession, mais bénéficiant simultanément de mesures de protection de l’emploi et d’une intervention gouvernementale accrue favorisant la création d’emplois, pourrait voir l’importance de son secteur autogéré ou coopératif rester stable ou même diminuer. Cette situation s’expliquerait par le fait qu’il deviendrait dans ce cas plus avantageux d’opter pour une autre activité économique.

Notons aussi que, pour que cette dynamique soit créatrice d’emploi, la réduction des coûts d’opportunité doit être plus significative que les effets entraînés par la réduction de la demande. En effet, les ERT doivent pouvoir offrir des gains supérieurs aux coûts d’opportunité tout en disposant d’un marché suffisant pour écouler leurs produits.

Les facteurs sociaux et culturels

La situation de crise et d’austérité économique marquant la période de 1998 à 2003 va mener à l’émergence d’une diversité d’actions contestataires et d’initiatives citoyennes. Parmi ces mobilisations, on compte le mouvement des « piqueteros», menant différentes occupations et blocages (Vilas 2006, 169-170).  À cela vont aussi s’ajouter des explosions sociales moins coordonnées, que ce soit des saccages de locaux commerciaux ou des manifestations de masse (175-176).

D’autres initiatives plus organisées vont inclure des assemblées de quartier, le lancement de groupes d’entraide non-marchands et, bien-sûr, les ERT. Ce climat est marqué par une hausse de sentiment de solidarité au sein de la population argentine. La population est animée par un intérêt politique inspiré des « années d’or des années 1940, 1950 et 1960 », qui était caractérisé par « un État impliqué avec des inclinaisons favorables aux travailleurs, une classe moyenne relativement prospère et une économie principalement nationalisée et autonome » (Ruggeri 2020, 101). À ce moment, la motivation principale des mobilisations est le besoin des travailleurs et travailleuses de préserver leurs emplois et leur dignité (Ruggeri 2020, 101; Vilas 2006, 171).

Selon notre modèle, cela se traduit par une baisse du paramètre thêta, les ERT ayant une préférence marquée pour la création d’emplois, ce qui mènerait à une croissance de leur main-d’œuvre.

Les facteurs organisationnels

Après avoir considéré les facteurs économiques, sociaux et culturels, il faut maintenant se pencher sur les facteurs organisationnels. Sur ce plan, Vieta (2020) fait remarquer que les ERT sont un véhicule particulier de biens relationnels. En effet, ceux-ci ne sont pas seulement des lieux de production et de création d’emplois, mais forment aussi des espaces où s’actualisent des relations humaines de qualité et un rythme de travail plus paisible que celui répandu par les entreprises capitalistes. Dans ce même texte, Vieta mentionne certaines de ses observations lors de son passage dans une entreprise récupérée :

Lors de mes visites dans les ERT, par exemple, j’ai observé d’innombrables cas de travailleurs mangeant et jouant ensemble régulièrement, adoptant des pratiques telles que des déjeuners quotidiens en commun ou des activités sociales telles que des matchs de football hebdomadaires ou des barbecues (…); variant les heures de travail en fonction de livrables spécifiques, de contrats, d’emplois, ou même des besoins personnels des membres ; et prenant de nombreuses pauses tout au long de la journée. (Vieta, 2020 : 489)

Dans un autre texte, Ruggeri (2015) souligne que les ERT permettent aux travailleurs.es d’adopter des habitudes qui leur permettent d’améliorer leur qualité de vie en général, que ce soit l’adoption de plus grands nombres de pauses ou de mesures visant à améliorer le confort sur le milieu du travail. La création de ces espaces pourrait, en retour, donner l’opportunité aux travailleurs et travailleuses de se développer et d’investir dans leurs relations.

La création de biens relationnels affecte alors la création d’emplois en déplaçant la courbe d’embauche vers le bas et la droite, similairement à une réduction du coût d’opportunité. En somme, l’impact de l’ensemble des changements économiques, sociaux, culturels et organisationnels mentionnés plus haut sur la masse de main-d’œuvre du secteur autogérée peut être résumé par le graphique 6.

Graphique 6. Évolution du niveau de main-d’œuvre au sein du secteur des ERT

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion

Dans ce texte nous avons construit, en nous inspirant des travaux de Craig et Pencavel (1993), un modèle micro et macroéconomique des ERT. Nous avons mobilisé ce modèle afin d’expliquer l’évolution de ce secteur, en nous concentrant sur des facteurs économiques, sociaux, culturels et organisationnels. Notre conclusion est que l’expansion rapide du mouvement des ERT au début des années 2000 s’explique par l’enchevêtrement de différents facteurs. Premièrement, l’économie argentine de cette époque, traversant une crise majeure, a connu une hausse importante de son taux de chômage et de pauvreté. Cela a alors réduit le coût d’opportunité associé aux activités économiques traditionnelles, rendant plus intéressant le fait de joindre ou de créer une ERT. Ce changement dans les coûts d’opportunité lié au marché du travail a aussi été accompagné par une transformation des opportunités d’affaires, la reprise d’entreprise étant moins coûteuse pour les travailleurs.es que d’autres formes d’entrepreneuriat. De plus, nous avons noté que, au même moment, l’Argentine est traversée par une multiplicité de mouvements sociaux et d’initiatives citoyennes qui, en plus de demander la création d’emplois et le respect de la dignité de la population, vont propager une culture de la solidarité. Dans ce contexte, nous concluons que les ERT étaient plus enclines à agir comme vecteur de création d’emplois, donnant sur cette période une priorité plus grande à l’accroissement de la main-d’œuvre que ne le faisaient les entreprises traditionnelles. Finalement, nous avons souligné que les ERT sont des espaces de création de biens relationnels, ce qui facilite la mobilisation de travailleurs et travailleuses.

Notre modèle illustre l’interaction entre divers facteurs et leur influence sur le développement de mouvements autogestionnaires ou coopératifs. Toutefois, il présente certaines limites significatives qu’il convient de souligner. Notamment, le modèle ne tient pas compte de diverses motivations supplémentaires qui pourraient stimuler la création d’emplois. En effet, pour les travailleurs et les travailleuses, la génération d’emplois ne résulte pas uniquement d’un acte d’altruisme ou d’une volonté d’accroître la production de biens relationnels, mais vise également à favoriser une répartition plus équitable des tâches et à offrir des horaires plus flexibles. Dans cette perspective, réintégrer la notion de désutilité du travail pourrait enrichir notre cadre théorique.

Le modèle présenté ici nous amène aussi à soulever des questions. Par exemple, comment pouvons-nous faire croître un mouvement coopératif ou autogestionnaire en période de croissance économique ou le secteur privé offre des emplois compétitifs? Que faire au sein d’une culture profondément individualiste? Aborder ces questions nous permet d’actualiser le modèle afin de l’appliquer à des contextes actuels. Nous pourrions, par exemple, adresser le problème de la rareté des coopératives de travail dans les sociétés nord-américaines, comme le Québec.

Toujours en référence à notre modèle, nous pourrions suggérer que, dans un tel contexte, l’expansion du mouvement autogestionnaire ou coopératif dépendrait du développement des relations sociales. En agissant comme vecteur de relations saines, de communautés et d’amitié, et en s’affirmant comme un espace où ne prévaut pas seulement l’aspect instrumental et productif de l’être humain mais aussi toute sa dimension émotionnelle, sociale et spirituelle, la démocratie ouvrière pourrait s’épanouir pleinement. Dans cette optique, la coopération et l’autogestion ne devraient pas être perçues uniquement comme des formes d’entreprise, mais plutôt comme un mode de vie et d’organisation des collectivités.

Notes

Je tiens à remercier Simon Tremblay-Pepin, professeur en innovation sociale à l’université Saint-Paul. Cette publication n’aurait pas été possible sans ses conseils et son aide lors de la révision du texte.

[1] Théoriquement, la notion de désutilité du travail peut être examinée sous diverses perspectives : d’une part, comme la diminution de l’utilité découlant de la réduction du temps consacré aux loisirs, et d’autre part, comme l’inconfort ressenti en consacrant du temps au travail (Fegley et Israel 2020).

[2] Le coût d’opportunité renvoi aux « avantages qui auraient pu être obtenus en choisissant la meilleure opportunité alternative » (Hashimzade, Myles et Black 2017). Dans le cas du démarrage d’une ERT, le coût d’opportunité peut être le gain associé à d’autres emplois dans le même secteur ou le gain anticipé suite au démarrage d’une autre forme d’organisation.

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