Une herméneutique du seuil : accompagner les expériences exceptionnelles en psychothérapie

Autrice: Florence Vinit
Professeure, Département de psychologie, Université du Québec à Montréal (UQAM).
vinit.florence@uqam.ca

Résumé : La psychologie anormalistique s’intéresse aux expériences qui s’écartent des explications conventionnelles de la réalité (Cardena, 2013). Les expériences anomalistiques comprennent des expériences exceptionnelles (E.E.) au cours desquelles les personnes ressentent une modification de leur rapport au monde et de leur identité souvent accompagnée d’un sentiment d’étrangeté. Alors que ces dernières années, la recherche a documenté ces expériences tant sur le plan physiologique que phénoménologique (Rabeyron, 2020), les cliniciens sont encore mal préparés à accompagner les clients autour de ces thèmes. Cet article se concentrera sur le point de vue du clinicien, interrogeant, sous un angle herméneutique, la posture du thérapeute au seuil de visions multiples du monde. Comment accueillir des processus psychiques qui peuvent constituer un choc ontologique pour le clinicien ? Comment garder ouverte la possibilité d’un dialogue à la frontière entre quête de sens et psychopathologie ? Nous présenterons quelques caractéristiques de ces expériences, tout en soulignant combien l’herméneutique de D. Orange, ainsi que la dialectique du seuil et de l’obstacle de Bernd Jäger, peuvent être de précieux référents conceptuels.

Mots clefs : Expériences exceptionnelles, herméneutique, psychothérapie, posture. 

Introduction

Lors d’une entrevue de recherche sur les quêtes de visions en nature, Gaëtan partage avoir vécu un moment de communion profonde avec la terre, qui lui a donné la sensation d’être « mis au monde à nouveau ». Au cours de son suivi en psychothérapie, Geneviève décrit une expérience de mort imminente dont elle n’a pas osé parler auparavant, car la seule fois où elle avait tenté de le faire, son médecin avait voulu lui prescrire une médication et l’envoyer consulter en psychiatrie. Jean Daniel partage quant à lui des insomnies, des ruminations anxieuses et des images intrusives depuis qu’il a pris un psychédélique. Il ressent également l’inconfort persistant d’une sensation au niveau du crâne, comme si celui-ci s’était « ouvert ».

Ces trois exemples, tirés du domaine de la recherche ou de la clinique, mettent en scène des individus ayant vécu une expérience intense, marquante et potentiellement perturbatrice dans l’incidence qu’elle a eue sur leur vision du monde. Cet article s’attardera à penser la manière dont on peut recevoir, comme psychothérapeute, ce genre de témoignages. Les expériences décrites, et ce qu’elles portent comme remise en cause des paradigmes habituels, peuvent venir déranger, questionner voire inquiéter celui qui les écoute. Comment se situer pour accueillir pleinement le patient dans ce qu’il ose mettre en mots tout en restant professionnel et attentif aux éventuels enjeux de santé mentale impliqués.

Plusieurs termes existent dans la littérature, tant scientifique que populaire pour désigner ces moments aux frontières de l’habituel. Les mots employés appartiennent à des registres très différents, oscillant entre ceux d’expérience anormale, occulte, mystique ou transpersonnelle (Grof, 1989, C. Tart, 1998, Rabeyron, 2020). Un des spécialistes francophones de la question, T. Rabeyron les définit comme des : « […] expériences rares spontanées ou provoquées impliquant du point de vue du sujet une interaction non ordinaire avec son environnement. Elles engendrent des émotions intenses, positives ou négatives provenant de leur caractère inhabituel et étrange »[1]. (Rabeyron, 2009, p. 8)

Le choix du terme obéit, pour le chercheur, au souci de ne pas nourrir de préconception par rapport à l’expérience : en évitant par exemple de la qualifier négativement (occulte, psychotique) ou de manière trop rapidement positive (expérience d’éveil, transcendante, etc.). Rabeyron (2020) souligne ainsi l’importance de déplacer la question de la véracité pour s’intéresser davantage à l’aspect phénoménologique de l’expérience : c’est-à-dire à la description de ce qui a été vécu par le sujet, la manière dont cela influence sa façon actuelle de vivre et le sens qu’il peut lui donner. Si les expériences exceptionnelles portent souvent sur la nature du réel et sont potentiellement transformatrices, elles peuvent également être traumatiques et remettre trop radicalement en question le rapport de l’individu à son monde habituel : comme témoignent certains récits effrayants de NDE (Near Death Experience) négative (Bush, 2009). De M’uzan les définit, pour sa part, comme une: « […] modification de la naturelle altérité du monde extérieur, l’altération de l’intimité silencieuse du Moi psychosomatique, le sentiment d’un flottement des limites séparant ces deux ordres avec une connotation d’étrangeté, le sentiment d’entrer en contact avec quelque chose d’essentiel et pourtant d’ineffable. » (De M’uzan, 1977, p. 9)

Il souligne combien les E.E. (expériences exceptionnelles) atteignent durablement le sujet dans plusieurs dimensions de son être.

Une écoute qui cherche à entendre la personne au-delà du contenu de ce qui est dit est sans doute le propre de la psychothérapie. Pour autant, lorsque l’histoire qui est partagée touche à une vision du monde, à des valeurs profondes, ou à des thèmes profondément subjectifs comme la spiritualité, la vie après la mort ou la nature du réel, il est possible que la qualité d’ouverture du thérapeute soit particulièrement sollicitée. Le Centre d’information, de recherche et de consultation sur les expériences exceptionnelles, développé par R. Evrard et T. Rabeyron en France, soutient des professionnels à accueillir ces problématiques en clinique, insistant sur le fait que les psychologues aient des connaissances sur la recherche autour E.E. et se forment pour savoir les accompagner.

Cet article visera à présenter quelques éléments autour des expériences exceptionnelles afin d’interroger la posture du thérapeute dans ce type de processus clinique. Ce dernier se tient en effet sur un seuil, entre normalité et psychopathologie, entre accueil et préjugé, entre banalisation et fascination. Face à un évènement intime, précieux, mais aussi très questionnant et potentiellement déséquilibrant, la qualité de son écoute sera déterminante pour en favoriser l’intégration.

Soulignons tout d’abord le contexte dans lequel ce genre de contenu peut émerger dans les suivis en psychothérapie. La psychologie anomalistique, dont les premières recherches remontent au début du vingtième siècle, s’est particulièrement développée depuis les années 1980. Celle-ci définit les E.E. comme « […] une expérience inhabituelle ou une expérience qui bien qu’elle puisse être vécue par une part substantielle de la population est perçue comme déviant des expériences ordinaires et des explications classiques de la réalité. » (Cardena, 2013, p.4).

Elle jouit d’une recherche active et rigoureuse notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni (Evrard, 2013). Pour autant, s’il est souvent tabou de parler d’expériences intérieures, ces dernières sont aussi de plus en plus popularisées dans les médias. Le thème de la mort imminente, étudié depuis plus de trente ans en recherche, apparait ainsi dans un des derniers films sur Harry Potter[2], celui-ci faisant l’expérience d’un passage dans un tunnel lui faisant retrouver le professeur Dumbledore. L’existence des réseaux sociaux favorise également des partages entre individus ayant vécu des évènements non ordinaires : en témoigne l’existence de forum sur les NDE, sur la télépathie ou les sorties hors du corps. Certaines personnes mentionnent réussir à parler de ces questions entre personnes ayant « vécu la même chose » alors qu’ils n’osent pas le faire avec leur famille ou un professionnel dans le monde du soin (Bush, 2009).  De même, dans le domaine de la psychologie communautaire, certains mouvements essaient de repenser des enjeux de santé mentale en les abordant du point de vue du client, dans une phénoménologie qui précède l’évaluation diagnostique. Les « entendeurs de voix » par exemple s’intéressent ainsi à la manière dont les voix se manifestent dans l’individu et comment ce dernier peut apprendre à dialoguer avec elles, sans réduire d’emblée cette expérience à une catégorie d’hallucination auditive (Quintin et al., 2023; Evrard, 2013).

Enfin, la diversité culturelle contemporaine a exposé la psychologie à d’autres visions du monde et de la guérison que celle du paradigme scientifique occidental. L’ethnopsychiatrie, développée en France par le psychiatre Tobie Nathan a ainsi dénoncé le risque à projeter une vision occidentalo-centrée sur le dispositif thérapeutique d’autres cultures. Il dénonce combien « la pensée savante » s’est souvent contentée d’évacuer toute trace d’invisibles non-humains, tout en conservant les principales idées des systèmes traditionnels. » (Nathan, 1996). En refusant de se prononcer sur la réalité de l’invisible, tout en restant ouvert à l’idée que le monde ne soit pas réduit à une seule dimension, elle permet au recours à des thèmes signifiants (les sorts, les djinns, les rêves prémonitoires, etc.) d’être un levier de sens et de guérison. En incluant ces termes ou ces préoccupations dans les dispositifs thérapeutiques comme autant d’occasions d’avoir accès au monde interne du client, sans présumer de sa santé mentale, l’ethnopsychiatrie prend un risque vis-à-vis du paradigme dominant. Elle ose écouter autour, à côté, en marge.

De quoi parle-t-on au sujet des expériences exceptionnelles?

Les expériences exceptionnelles sont classées de différentes manières dans la littérature scientifique. Certains chercheurs, comme Rabeyron (2000, p.17) va les trier selon leur pôle perceptif (le client a-t-il accès à une perception qui n’entre pas dans le paradigme dominant, par exemple une télépathie, une vision, une sortie hors du corps), projectif (le client développe-t-il un pouvoir sur l’environnement comme dans le cas du magnétisme guérisseur, de la psychokinèse, etc.) ou encore interprétatif (a-t-il accès à une autre réalité, vie au-delà de la mort, vie antérieure, etc.). D’autres classifications insistent davantage sur la description contextuelle ou phénoménologique de l’expérience (Cardena, 2013) tandis qu’une majeure partie de la recherche s’intéresse aux caractéristiques psychologiques des individus qui les vivent. La possibilité de biais cognitifs (mauvaise attribution), un besoin de reconnaissance, l’appartenance à une marginalité sociale, une perméabilité psychique ou un antécédent de traumatismes développementaux ont notamment été avancés comme facteurs prédisposants (Rabeyron, 2009, 2020). Au-delà de ces explications qui ne seront pas le propos de cet article[3], les E.E. sont un phénomène qui prend des formes aussi variées que la guérison par le magnétisme, une expérience de morts imminente, des rêves prémonitoires ou même un enlèvement par des extraterrestres (Cardena, 2013). Chacun de ces domaines mériterait en lui-même une investigation pour en déterminer le vécu spécifique et ses éventuels déclencheurs. Certains disposent d’ailleurs d’une échelle détaillée (Greyson,1990) permettant de classifier leur appartenance à une certaine catégorie (c’est le cas des NDE par exemple).

S’il y a un risque à vouloir développer une généralisation autour des E.E, elles partagent le point commun d’affecter de manière souffrante le retour au monde quotidien des personnes qui les ont vécues. Ceci peut se traduire par des difficultés à se réinsérer au niveau professionnel ou familial, un sentiment de perte de sens ou une nostalgie persistante face à l’expérience vécue. Le choc ontologique qu’elles provoquent (comme tout évènement de vie inattendu ou inassimilable) tient au fait qu’elles atteignent l’individu au niveau de plusieurs existentiaux fondateurs de notre condition humaine : le rapport à l’espace, au temps, à la finitude ou à son propre corps. Leur caractère imprévisible (et souvent non reproductif) ajoute à l’angoisse et au besoin de quête de sens. Les individus peuvent vouloir prouver de manière obsessionnelle ce qu’ils ont vécu, se faire rassurer face à une angoisse submergeante ou au contraire se juger et s’isoler. Ceci peut conduire à une souffrance qui se surajoute à celle de l’évènement en tant que tel. Le sentiment d’être fou alternant alors avec celui d’être « spécial » (Evrard, 2013).

Reprenant les mots de Paul Ricœur autour de la maladie, les E.E amènent donc des enjeux dans le pouvoir de dire : « à qui puis-je en parler », « va-t-on me croire? », « suis-je fou? ». Elles posent également la question du sens « comment réussir à donner une signification à une expérience bouleversante (ou à accepter l’absence de référents existants)? » et de la direction de sa propre existence (« vers où aller? »). Sous un angle phénoménologique, les E.E apparaissent comme des événements, comprenant par définition une part d’asociabilité ou de rupture, avec les visions du monde traditionnellement partagées :

« Si l’événement relève d’un indicible, s’il n’est pas possible de décrire la structure de son instauration, on est en effet contraint de ne lui donner consistance qu’à partir de sentiments ou de comportements effectifs qui sont comme les représentants de ce qui vient d’avoir lieu. (…) l’événement recèle toujours une part d’a-socialité ou de rupture immédiate dans la façon dont le sujet jusqu’alors se comportait. » (Gély, 2000).

Si toute thérapie entend pouvoir accompagner l’individu dans sa prise de sens, la difficulté est ici rehaussée quand le contexte culturel ou paradigmatique n’offre pas de soutien ou de référents par rapport à ce qui a été vécu par l’individu (par manque de récits partagés). Quels récits collectifs peuvent en effet soutenir les individus pour les aider à intégrer ce qui leur est arrivé?

Toujours dans sa phénoménologie de la souffrance, le philosophe Paul Ricœur énonce que la maladie peut faire vivre des expériences d’insubtituabilité (le sentiment d’être unique, seul, séparé existentiellement de l’autre). Cette mise à mal de l’axe Soi-Autrui génère un sentiment d’incommunicabilité. De fait, plusieurs personnes ayant vécu une E.E. mentionnent leur crainte d’être jugés par les professionnels, médecins, psychiatres, psychologues qui les accueillent. Cette impossibilité à dire peut amener à vivre l’autre comme un ennemi toujours à risque d’invalider et de pathologiser. L’E.E risque, puisqu’elle rend souvent difficile d’exister sur le mode habituel, induit en effet une forme de dépossession de soi. Le sentiment d’être à part, spécial, condamné à une forme de « désêtre » et d’impuissance radicale, au-delà des repères du monde commun. (Marty, 2012). Le monde perd de sa consistance, les horizons de sens s’effritent, l’individu se trouve perdu, englué dans la nostalgie de vouloir retrouver celui qu’il était « avant », tout en constatant que cette identité n’est désormais plus accessible, voire regardée par lui-même avec étrangeté. Le fait de ne pas savoir à qui et où parler de ces expériences est susceptible de créer un enfermement dans une vision unique, ne prenant plus le risque d’un dialogue avec l’autre, dialogue toujours susceptible de nous bousculer, mais aussi de nous enrichir. Ces éléments sont autant de facteurs de risque pour la santé mentale. Jacques Quintin souligne à cet égard combien le fait d’avoir une communauté d’appartenance, qu’elle soit un groupe de pairs ou une communauté religieuse, favorise au contraire l’intégration des expériences intérieures (Quintin, 2022).

Le dévoilement des individus, qui demande souvent beaucoup de confiance et de courage, tant ils sont conscients du risque d’ostracisation qu’ils prennent, est ici similaire à ce qui est constaté avec les victimes d’agression sexuelle. Si la première expression de leur souffrance n’est pas suffisamment entendue, il est très fréquent qu’elles n’osent plus en parler pendant des années (Vinit, 2022). L’enjeu n’est donc pas de cerner si l’expérience est objective ou non, mais plutôt de constater qu’elle est vraie pour celui qui la vit et de voir comment le soutenir dans la possibilité d’une reprise de contact avec le monde qui l’entoure. Comme le disait Ricœur, « la question de la souffrance revêt une dimension éthique et philosophique dès lors que se rencontrent, dans le même affect, la passivité du souffrir, subi, voire infligé par autrui et une demande de sens ». (Ricœur, 2013).

Entre l’accueil inconditionnel demandé par sa profession et un risque de fermeture (en étant trop heurté par ce qui est partagé, trop pris dans ses propres paradigmes personnels ou professionnels), la posture du thérapeute sera ici fondamentale. Le philosophe Hans-Georg Gadamer (2017) soulignait combien l’ouverture à l’autre est un travail demandant une conscience vive de son propre sol (de quel lieu parlons-nous?), mais aussi une véritable curiosité à l’égard de l’autre et de sa capacité à nous transformer. Dans le monde des E.E, la psychanalyse Djohar Si Ahmed souligne que le thérapeute est appelé à ouvrir son écoute et que cela va dépendre beaucoup de la conscience qu’il a de ses propres préjugés (Ahmed, 2014).

Nous proposons ici que la clinique des E.E. soit guidée par ce que Donna Orange (2011) appelle une herméneutique de la confiance. Le thérapeute est appelé à la fois à connaitre ses propres préconceptions tout en acceptant de les suspendre pour entrer dans le monde décrit par le client. Il accepte de ne pas l’enfermer d’emblée dans une herméneutique du doute qui qualifierait toute vision d’hallucination, toute mention d’une rencontre avec un ange, comme une forme de psychose ou une invalidation infantilisante. L’herméneutique appelle à prendre le risque de la rencontre, c’est-à-dire d’être déplacé, bousculé dans sa propre vision du monde en jouant pleinement le jeu du dialogue. C’est à ce prix que le thérapeute pourra en retour offrir un espace herméneutique capable d’inviter le patient à ouvrir sa propre perspective. Le fait de soutenir la narrativité du client va donner à ce dernier une prise de sens possible, favorisant la mise en lien et l’intégration de son expérience. C’est donc un travail d’accompagnement de la description de l’évènement qui est visé ici : décrire pour se déprendre, décrire pour faire sens ou accepter la difficulté à trouver du sens et tout cela, à travers l’écoute suffisamment ouverte de l’autre. C’est ici tout le rôle de la mise en mots, offerte par la thérapie. Cette posture rejoint ici celle que la phénoménologie et l’herméneutique, dans leur rapport au langage, ont toujours souligné :

On ne parle pas seulement pour savoir ce que l’on sait, comme pour en faire étalage, mais aussi de ce que l’on ne sait pas, pour le savoir, et que le langage se faisant exprime, au moins latéralement, une ontogenèse dont il fait partie […]. La description que nous faisons n’est pas la description d’un état de choses déjà̀ établi que l’on tente de dire par ailleurs. Elle est la mise en place d’un véritable chemin d’expérience en lequel le phénoménologue s’incarne sans pour autant se taire et coïncider avec une expérience qui le submergerait.  (Gély, 2000).

L’enjeu herméneutique pour le thérapeute sera de connaitre où il se situe, à un niveau personnel, mais aussi culturel. Traquer ses propres réactions de fascination (qui risquerait de mettre le clinicien en confluence) autant que ses résistances et tentations à réfuter ce qui lui est dit au nom d’une certaine idée de la pathologie. Reprenant la métaphore de Bernd Jäger, le récit de l’E.E. ne sera donc pas un obstacle, un problème à résoudre, mais plutôt un appel à entrer dans une conversation au seuil des mondes de chacun. Si toute transformation se fait dans le lien à l’autre, la possibilité d’une écoute non défensive porte l’espoir d’une contenance suffisante pour permettre au client de symboliser et de diminuer l’intensité émotionnelle reliée à ce qu’il a vécu (Rabeyron, 2020). Dans ce cadre, son récit pourra éventuellement s’appuyer sur des œuvres artistiques capables de le soutenir dans la reconstruction de son identité.

C’est donc à une position d’humilité à laquelle nous appelle la clinique des E.E.  Il y aura toujours quelque chose qui restera irreprésentable, de l’ordre du mystère, appelant de nouveaux récits et tentatives de mise en dialogue.

La question des E.E comporte en ce sens un enjeu transdisciplinaire, car elle nous met face au caractère toujours déroutant du réel.  Elle appelle à cette pensée du complexe, à laquelle invitait E. Morin, à la fois critique (capable de remettre en cause les séparations rigides entre normal et pathologique), créative (à même d’inventer des dispositifs spécifiques à ces récits hors normes) et responsable (soucieuse de préserver le client de ses propres risques et enfermements). Les E.E demandent un dialogue authentique et non complaisant entre thérapeute et client, mais aussi un espace interne où chacun va pouvoir s’enrichir de différentes perspectives pour faire sens et comprendre de manière plus large ces expériences. C’est d’ailleurs sans doute le propre d’une science que de continuer à se poser des questions face aux éléments philosophiques et existentiels auxquels elle est confrontée. Cela nous invite à une psychopathologie qui puisse prendre des risques comme y appelait Toby Nathan :

« Une psychopathologie qui prend des risques – je parle évidemment des risques de pensée – c’est cette psychopathologie que j’essaie de promouvoir. Faire prendre un risque à sa pensée consiste à l’infléchir dans une direction qui vous contraint à trouver des dispositifs nouveaux, ceux-là mêmes qui seraient susceptibles de convoquer des témoins à comparaître au procès d’existence d’êtres nouveaux. » (Nathan, 1996)

Bibliographie

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[1] La citation a été mise au pluriel.

[2] Yates D., (2011). Harry Potter et les Reliques de la mort, film.

[3] Nous référons le lecteur aux remarquables travaux de Rabeyron, dans plusieurs de ses articles et ouvrages.