Intervenantes : Ophélie Couspeyre (Table National des Corporations de Développement Communautaire), Caroline Toupin (Réseau québécois de l’action communautaire autonome), Marie-Andrée Painchaud (Regroupement intersectoriel des organismes communautaires de Montréal), Lyse Brunet (Maison de l’innovation sociale)
Date de la séance : 11 février 2020
Synthèse rédigée par Marc D. Lachapelle avec l’aide d’Ophélie Couspeyre et Lyse Brunet
Perspectives et dialogue est une démarche d’exploration et de recherche sur l’innovation sociale émancipatrice. Il s’agit de croiser les perspectives d’intervenant.e.s issu.e.s ou non du milieu de l’innovation sociale afin de ressortir les implications de l’innovation sociale émancipatrice et ses angles morts actuels. Pour en savoir plus sur la démarche : voir ici.
Cette séance Perspectives et dialogue vise à créer une discussion entre le secteur communautaire québécois et le champ de l’innovation sociale. L’innovation sociale peut être considérée comme un « buzzword », plusieurs institutions et organisations se sont approprié ce concept pour mettre de l’avant une vision de la transformation sociale. Qu’en est-il du milieu communautaire ? Ce milieu, qui depuis les années 1960, a été un vecteur de transformation sociale et un catalyseur de mobilisation social. Comment entrevoir cette relation entre innovation sociale et l’action communautaire autonome (ACA) ?
Lorsque l’innovation sociale s’approche de l’ACA
Défini comme un processus de transformation systémique, le concept d’innovation sociale s’inscrit dans l’ACA. Comme le souligne le cadre de référence gouvernemental : « Les modes d’intervention favorisée visent à développer la capacité individuelle et collective d’agit et à déclencher un processus d’appropriation de reprise de pouvoir et de prise en charge par rapport à une situation problématique. La transformation sociale est le résultat de ce processus[1]. » Le milieu communautaire est donc source d’innovation sociale, tant au niveau du résultat (transformation structurelle) qu’au niveau du processus collaboratif vise à développer le pouvoir-d’agir des participant.e.s. L’innovation sociale s’inscrit donc dans l’ADN transformationnel de l’ACA. C’est en mettant en œuvre leur mission à travers leurs pratiques novatrices et alternatives que les organismes d’ACA travaillent à la transformation de la société.
Au Québec, le milieu communautaire est source de réponses à des besoins sociaux et a contribué à la création de nouvelles formes organisationnelles. En 2001, l’adoption de la politique gouvernementale sur l’action communautaire constitue un excellent exemple d’innovation sociale structurante qui est venu reconnaître et encadrer les organismes d’ACA en plus de garantir un financement préservant l’autonomie de ces organisations[2]. Or cette autonomie est menacée d’une part par les mesures d’austérité et réorientation du financement public, et d’autre part dans un discours de l’innovation sociale qui s’éloigne des valeurs communautaires.
Lorsque l’innovation sociale s’éloigne de l’ACA
Dans les dernières années, l’aspect « nouveauté » ou de « réponses à des défis sociaux non adressés par l’État ou le marché » caractérise en partie le discours de l’innovation sociale. Il s’agit d’un concept polysémique : l’innovation sociale réfère à une diversité de définition et de réalité. Lorsque le terme d’innovation réfère à un imaginaire technique, de nouveauté, de maximisation de l’impact social, cette vision tend à s’éloigner de celle transformationnelle et politique portée par l’ACA. Lorsque l’innovation sociale est réduite à la question de nouveauté, elle tend à restreindre les acteurs de l’ACA et à devoir se réinventer, à « innover ». Pour le milieu communautaire, l’innovation sociale c’est faire autrement, c’est proposer des alternatives qui peuvent parfois être un réenracinement dans les pratiques passées, actuelles, nouvelles ou une hybridation. Définir l’innovation sociale seulement dans sa dimension technique et de nouveauté tend à rendre invisible et dépolitiser le processus de transformation sociale tel que porté par l’ACA.
L’ACA a été créatrice d’approches et de services alternatifs pour répondre à des enjeux dans l’espace public. Au fil des ans, les groupes communautaires ont été mobilisés par la gestion (du financement, du personnel, des bénévoles, des locaux, d’amélioration du service) exigée par les bailleurs de fonds; certains se sont professionnalisés et institutionnalisés s’éloignant par le fait même de l’aspect transformationnel. La question du financement a, en autres, pris de plus en plus de place au détriment de la dimension d’innovation sociale forte et une critique politique. La recherche constante de financement, en raison du sous-financement gouvernementale[3], force les organismes à répondre aux besoins à court terme, les empêchant de se concentrer pleinement sur les transformations systémiques qui les animent.
De plus, l’approche de l’innovation sociale inspirée du management et de l’entrepreneuriat est en partie reprise par certains bailleurs de fonds. L’accent est mis sur les mesures d’impact, la nouveauté et réinvention, la rapidité de mise en œuvre, la mise à l’échelle, l’efficacité organisationnelle… La principale question est de savoir s’il est possible de faire coexister la pluralité d’approches de l’innovation sociale. La critique du milieu communautaire au milieu de l’innovation sociale cible les organisations et bailleurs de fonds qui se greffent à cette vision limitée et technique de l’innovation sociale imposant à la fois un vocabulaire, mais aussi des pratiques de gestion. Qu’en est-il du changement systémique ? La transformation sociale doit être pensée dans une pluralité de temporalité et de formes d’innovations. Or, les groupes, n’ont plus le temps, l’espace, ni la marge de manœuvre pour penser l’action sociale en dehors de l’urgence du moment.
L’innovation sociale comme projet politique et communautaire
Que faire face à ces contradictions portées par l’innovation sociale ? Une première option serait de s’éloigner du concept et de militer pour un milieu d’ACA fort et indépendant – de repolitiser l’action communautaire. Or, cette option laisse le champ libre à ce que des acteurs définissent le champ de l’innovation sociale (ses visées et ses implications) ou encore orientent des politiques publiques. Tout en sachant que l’État et d’autres bailleurs de fonds pourraient prioriser les « initiatives d’innovation sociale » comme solution aux problèmes sociaux, économiques et environnementaux déjà investis par le milieu communautaire. Bref, imposer certains modes de gestion et financement et mettre en compétition le milieu communautaire – tout comme l’a fait le nouveau management public.
Une deuxième option, d’ailleurs mise de l’avant par la TNCDC[4], est de se demander si c’est possible de faire cohabiter ces différentes approches de l’innovation sociale. Il s’agit de reconnaître que l’approche qui sera retenue ou coconstruite conditionnera les modalités d’analyse et de financement des projets d’innovation sociale (qu’ils soient communautaires ou pas). La repolitisation de l’ACA passe en partie par le champ de l’innovation sociale : l’idée est de ne pas laisser le champ libre, dans tous les cas de prendre part au débat et de prendre la place qui revient au communautaire dans l’écosystème de l’innovation sociale en faisant valoir une approche et une vision transformatrice de l’innovation sociale.
La rencontre entre le monde communautaire et celui de l’innovation sociale serait prometteuse et permettrait à mettre à contribution différentes expertises et approches. Il s’agit par exemple de revoir les processus d’innovation sociale et de les ancrer davantage dans une démarche partenariale au sein de la communauté, par et pour les personnes qui vivent des situations problématiques. Un autre exemple serait les changements au niveau de l’évaluation et du financement des innovations sociales. Les bailleurs de fonds ont une grande influence sur les projets financés. Le fait de prioriser des projets « novateurs », qui répondent à des besoins urgents ou encore à fort impact social oriente les activités des organisations sociales et communautaires de leur planification à l’évaluation. Il y a donc un dialogue important à avoir sur ce qu’on entend par différents critères tel que « innovant » ou « impact ». Comment évaluer le projet dans une vision de l’innovation sociale définit comme une transformation structurelle où l’accent est mis sur le processus et non le résultat et où ce processus doit développer les capacités d’agir des participant.e.s ? L’évaluation ne devrait-elle par porter sur les pratiques plutôt que les impacts ? À qui devrait s’adresser l’évaluation : les bailleurs de fonds, les participant.e.s ou les employé.e.s ? Sur quelle temporalité devrions-nous évaluer les innovations sociales ? Comment évaluer le pouvoir d’agir ? Bref, un ensemble de questions est soulevé lorsque nous croisons la perspective de l’innovation sociale émancipatrice telle que définie par le milieu communautaire et les pratiques actuelles dans le champ de l’innovation sociale. Un dialogue est nécessaire.
Historiquement, des rapprochements et des croisements de ce type ont eu lien entre l’ACA et l’économie sociale au Québec[5]. L’économie sociale pouvait être perçue comme un « concurrent », car l’accès aux ressources est un enjeu. On peut comprendre que les objectifs sociaux sont ambitieux et les ressources limitées. Mais peu à peu, les frontières se sont estompées, même si chaque réseau a ses propres institutions, et des croisements ont été faits. Les chances sont qu’une plus grande cohésion entre différents milieus tels que l’ACA, l’économie sociale et l’innovation sociale ait un plus grand impact que s’ils sont dispersés. Nous avons vu que l’innovation sociale émancipatrice est nécessairement communautaire. Les deux concepts ne s’opposent pas, mais une clarification doit être faite lorsqu’on parle d’innovation sociale et les pratiques doivent être cohérentes avec la réalité et les aspirations du milieu communautaire. Le Québec a besoin d’innovations sociales et d’audace dans plusieurs domaines et il est souhaitable qu’un dialogue s’installe entre ces deux réseaux. D’où l’idée d’un dialogue pour tracer des perspectives nouvelles de collaboration et pour actualiser les promesses de changement social.
[1] Secrétariat à l’action communautaire autonome du Québec, (2004). Cadre de référence en matière d’action communautaire, en ligne, p.19
[2] https://rq-aca.org/aca/historique/
[3] La campagne « Engagez-vous » réclame 460 millions de dollars de plus par année pour financer adéquatement le milieu communautaire (engagezvousaca.org).
[4] Voir le projet L’innovation sociale. Naturellement communautaire et l’énoncé de la vision de l’innovation sociale de la TNCDC (http://www.tncdc.com/innovation-sociale/)
[5] Pour un rapprochement entre ces deux champs, voir la Fédération des syndicats de l’action collective [en ligne]