Par Marc D. Lachapelle
Qu’est-ce qu’une innovation sociale émancipatrice ? C’est une des questions qui nous anime toutes et tous à l’École de l’innovation sociale Élizabeth-Bruyère et au CRITS. Nos différents projets pédagogiques, de recherche engagée et d’action sociale sont guidés par cette volonté de concevoir l’innovation sociale sous une perspective radicale ; c’est-à-dire dans une logique de transformation sociale et collective profonde[1].
Toutefois, le champ de l’innovation sociale est souvent perçu comme un buzzword, une fausse solution qui tend à reproduire nos « sociétés qui carburent à l’innovation » plutôt que réellement adresser les aspects de soutenabilité, justice et d’autonomie[2]. En effet, une grande partie du discours sur l’innovation sociale, ses formations professionnelles et académiques, ses justifications sont issues du monde de l’entrepreneuriat social et de la gestion (ex. plan d’affaires social, mesure d’impact…). Un projet d’innovation sociale, qu’il soit radical ou non, sera nécessairement confronté à un ensemble de positions, discours, dispositifs et outils tout au long de son parcours. Comment concevoir et gérer l’innovation sociale dans ce contexte ?
C’est précisément à cette question que cette série de publications s’intéresse. Au départ, Chantale Mailhot[3] et moi-même avons conçu et enseigné un cours spécifiquement sur cette question. Le cours de maîtrise « Concevoir et gérer l’innovation sociale » à HEC Montréal est l’occasion d’aborder les différentes conceptions de l’innovation sociale et ses formes de gestion. C’est à l’intérieur même de ce cours qu’a pris forme le projet présenté : Perspectives et Dialogue.
Le projet
Lors des conférences et événements en innovation sociale, bon nombre des intervenant.e.s sont des « expert.e.s » de l’innovation sociale ; des innovatrices-innovateurs aguerri.e.s, des entrepreneur.e.s sociaux, des chercheur.e.s, des organismes de soutien à l’innovation sociale. Toutes et tous sont de fidèles promoteurs de l’innovation sociale et de son potentiel de changement. Cependant, si nous nous intéressons à l’innovation sociale émancipatrice, la réflexion doit s’ouvrir et inclure d’autres perspectives plus radicales et militantes. Pour reprendre une formulation de bell hooks, le champ de l’innovation sociale doit placer au centre de sa réflexion les constats et demandes des groupes à la marge[4]. Si certaines militantes féministes, antiracistes ou encore des regroupements du milieu communautaire sont réticent.e.s ou refusent à s’approprier le terme d’innovation sociale, comment peut-on aspirer à une innovation sociale émancipatrice ? Quelles sont leurs perspectives critiques sur l’innovation sociale ? Quelles sont leurs définitions de l’innovation sociale émancipatrice ? Il y a une nécessité d’établir un dialogue, et c’est ce que ce projet pédagogique et de recherche vise à créer.
La démarche
Les séances Perspectives et Dialogue sont l’occasion de croiser les savoirs, les expériences et les perspectives sur l’innovation sociale dans le but de réfléchir à ses dimensions émancipatrices, ses paradoxes, ses limites et son potentiel transformateur. Une séance regroupe une diversité d’intervenant.e.s issu.e.s ou non du milieu de l’innovation sociale, et qui sont impliqué.e.s dans différentes causes militantes. Ces intervenant.e.s se rassemblent lors d’une séance ouverte et entament un dialogue sur l’innovation sociale et son croisement avec une perspective précise (ex. féminisme) à travers différentes questions : Qu’est-ce que l’innovation sociale sous une perspective X ? Quelles convergences ? Quels angles morts ? Quelles formes de transformation sociale ? Lors de la séance de dialogue, l’ensemble des participant.e.s sont invité.e.s à partager leurs questionnements, réflexions et expériences. Ce projet a une double dimension : d’abord pédagogique, visant à confronter les participant.e.s sur différentes perspectives critiques de l’innovation sociale et à développer leur conception de l’innovation sociale ; ensuite de recherche, visant à jeter les bases d’une innovation sociale émancipatrice au travers un processus de dialogue et de réflexion fondé sur le rassemblement de visions partielles et partiales et d’expériences variées.
À la suite de chaque séance, je rassemble les différents thèmes et réflexions dans un document partagé. Les intervenant.e.s sont alors venues compléter, critiquer, nuancer cette synthèse en y apportant leur réflexion après l’événement. Les différents textes reliés à Perspectives et dialogue rassemblent donc l’ensemble de ces réflexions collectives et individuelles. Bien que le processus soit collectif et dialogique, il demeure qu’une grande partie de la synthèse a été rassemblée et écrite par moi-même, principalement parce qu’à titre de responsable de l’activité et employé de l’université, j’ai pu libérer du temps pour réaliser ces synthèses, alors que les intervenant.e.s et participant.e.s ont tout.e.s collaborer de façon bénévole (et je les remercie fortement !). Cela implique donc une possible orientation de la synthèse en raison de mon positionnement, mes expériences et ma propre vision partielle et partiale. Toutefois, la dimension collective et le processus de dialogue demeurent essentiels, c’est pourquoi deux aller-retour ont eu lieu avec les intervenant.e.s après l’événement : une pour récolter leurs réflexions, une deuxième pour confirmer et s’assurer d’une représentation honnête de leur perspective. Ces textes ne se veulent pas une représentation exhaustive ou une revue de la littérature sur les questions. Ils sont la représentation relativement authentique de ce qui a été discuté et soulevé. Ils visent à ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. Bonne lecture!
Quatre séances Perspectives et Dialogue ont eu lieu… et d’autres sont à venir :
- Perspectives féministes (novembre 2019), intervenantes : Gabrielle Bouchard, Nadia Duguay, Laïty Ndiaye
- Perspectives décoloniales (novembre 2019), intervenantes : Martine Eloy, Isabel Heck, Marlei Pozzebon
- Perspectives de l’action communautaire autonome (février 2020), intervenantes : Lyse Brunet, Ophélie Couspeyre, Marie-Andrée Painchaud, Caroline Toupin
- Perspectives de la recherche engagée étudiante (janvier 2021), intervenant.e.s : étudiant.e.s du CRISES
Pour toutes suggestions, commentaires, propositions. Contactez Marc D. Lachapelle (marc-d.lachapelle@hec.ca)
Marc D. Lachapelle est chargé de cours au département de management à HEC Montréal et ainsi qu’à l’École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Il est aussi membre du Centre de recherche en innovations et transformations sociales (CRITS). Ces recherches portent principalement sur la gestion des organisations alternatives et démocratiques, les paradoxes organisationnels de mise en œuvre des projets alternatifs, ainsi que les pratiques engagées de la recherche et de la pédagogie en innovation sociale.
[1] Voir : École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère (2020). Manuel pour changer le monde, Lux : Montréal.
[2] Pour une réflexion sur les limites de l’innovation sociale dans nos « sociétés d’innovation », voir Lachapelle, Marc D. (2017). « Innover pour innover : Réflexions sur les limites de l’innovation sociale », Présentation lors de la semaine de l’innovation sociale, IDEOS-HEC Montréal, en ligne.
[3] Chantale Mailhot est professeure titulaire au département de management à HEC Montréal.
[4] bell hooks (2017). De la marge au centre. Théorie féministe. Cambourakisk.
Photo – What is social innovation? Source: https://www.samaritan-international.eu/?page_id=4764