Penser la Terre autrement: arguments pour la valeur intrinsèque de la nature

Par Alexandre Michaud, étudiant au baccalauréat en Innovation sociale.

Comme se dévoile le désastre climatique caractérisant notre début de XXIe siècle, se déchaînent de toutes parts des discours d’alarmes invitant à la solidarité et à la transition écologique de toutes les nations. Comme se multiplient le nombre des extinctions, que s’enchaînent les ouragans et les inondations, que s’étendent les sécheresses et les feux de forêts, que s’épuisent les sources d’eau potables et les terres cultivables, apparaissent en tous lieux des groupes de personnes prêtent à dénoncer le risque grandissant de migrations massives, de conflits armés, de transmission de maladies, et de recul des droits humains résultant de la présente crise climatique. Néanmoins, même si ces discours soulèvent une angoisse existentielle presque inévitable et qu’ils se montrent fort convaincants sur le plan politique, une bonne part d’entre eux restent dans un cadre purement utilitariste et préservent une conception instrumentale de la nature. Nombreux sont les discours qui affirment qu’il faut “sauver la terre pour sauver l’humanité”, qu’il faut entamer une transition écologique dans la mesure où cela nous permettrait de préserver l’état actuel de notre civilisation, assumant ainsi que la préservation de la nature dépend d’une augmentation ou d’une continuation du bien-être humain. Par exemple, lorsque Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, encourage l’implémentation d’un plan visant la protection de la biodiversité et invite les pays du monde à investir dans les énergies renouvelables, celui-ci base son allégation sur une rhétorique du développement durable en proposant de telles actions permettront une croissance de la population et de l’emploi[1]. Dans ce texte, nous inviterons nos lecteurs et lectrices à se distancier de cette perspective utilitariste en mettant de l’avant une suite d’arguments philosophiques pour la valeur intrinsèque de la nature. Pour ce faire, nous visiterons plusieurs philosophes dont Arne Naess, John Baird Callicott, Leopold Aldo, Albert Schweitzer, et Schopenhauer, et exposerons certains de leurs arguments soutenant l’existence d’une valeur intrinsèque de la nature.

  1. L’argument gestaltique

La vision anthropocentrique selon laquelle il persiste un schisme entre l’humain et la nature, une séparation définissant l’un comme porteur de sens et l’autre comme l’instrument d’une volonté humaine, s’est construit sur plusieurs siècles et repose sur plusieurs présuppositions philosophiques dont l’affirmation d’une distinction entre le sujet (“Je”) et l’objet (“Il”, le “non-Je”). Afin d’argumenter pour la valeur intrinsèque de la nature, il importe de commencer par une remise en question de la vision anthropocentrique. Un philosophe pouvant nous être particulièrement pertinent dans cette tâche est Arne Naess, philosophe norvégien et fondateur de l’écologie profonde, qui dans son oeuvre Écologie, communauté et style de vie exposera les limites de l’anthropocentrisme au profit d’une perspective gestaltique[2].

Arne Naess commence son argumentation par une critique de la description objective. En effet, la vision anthropocentrique repose sur la possibilité d’une description objective du monde, sur la possibilité d’une séparation des choses, de la composition du monde en tant qu’ensemble de choses distinctes avec leurs propriétés spécifiques. Comme le mentionne Naes, « [dans la description objective], la nature (…) possède à chaque instant un ensemble unique et déterminé de caractéristiques. Ces caractéristiques sont considérées indépendamment de la manière dont les individus les appréhendent. Elles appartiennent aux choses en soi » (Naess 2013, 91). Par contre, Naess nous invite à dépasser la description objective en proposant que toutes choses se définissent manières relationnelles. Par exemple, imaginer une pomme Granny Smith; cette pomme peut posséder des qualités dites objectives tel que sa forme et son poids lui concédant sa spécificité, mais la préservation de ces qualités dépend d’un ensemble de relations externes à des notions tels que le temps, la pression atmosphérique, la luminosité, etc. Il n’y a donc pas de pomme Granny Smith en soi, mais plutôt l’existence d’un ensemble de relations complexes – largement insondables – dont résulte l’existence d’une pomme à un moment donné dans un lieu donné. De cette façon, le monde se déploie non point comme un ensemble de choses distinctes, mais plutôt comme un ensemble de champs relationnels.

Cette conception du monde en tant qu’ensemble de champs relationnels a de graves répercussions sur l’anthropocentrisme. En effet, si toute chose, tant les composantes de la nature que l’humain, se définit par ses interactions, il en convient donc que tout organisme est indissociable de son milieu. Pour citer Naess sur ce sujet : « un organisme est une interaction. Les organismes et leur milieu ne sont pas deux choses (…). Les organismes présupposent leur milieu » (Naess 2013, 104). Ainsi, il n’y a pas de distinction l’humain et la nature, pas de superposition hiérarchique entre un “Je” et un “non-Je”, il n’y a qu’un ensemble de relations où l’humain forme une part intégrante de la nature.

Selon Naess, le monde se déploie comme une totalité, comme une gestalt. Au sein de ces totalités, il n’existe pas de distinction entre ma subjectivité et le monde; « les gestalts lient l’un à l’autre, le Je au non-Je au sein d’une totalité » (Naess 2013, 111). Les sensations qui sont le propre de l’humain, ses joies, ses peines, ses extases, ne reflètent jamais qu’une projection individuelle, qu’une construction psychologique isolée, mais forment le produit d’une totalité englobante. Par exemple, lorsque je me promène dans le parc de la Gatineau et que soudain je me vois saisi d’ataraxie[3], le sentiment n’est pas le produit de mes pensées, mais forme plutôt le résultat d’une situation apaisante dépendante d’une relation complexe entre mon corps, la nature englobante, et un ensemble d’autres paramètres. Il n’y a pas d’émotions en provenance seule l’humain, ni d’expériences, ni de souvenirs, ni de conscience, mais il subsiste de par le monde une multiplicité de contextes, des noeuds de relations, qui se nomment parfois amours, joies, conscience, des totalités qui parfois s’exclament “Je” ! Il n’y a rien d’humain en moi, mais qu’une humanité qui s’existe par-delà l’humain. La nature comporte donc une valeur intrinsèque, une sorte d’égalité vis-à-vis l’humain, puisque tout ce qui a de la valeur, même la capacité de porter un jugement de valeur, dépend d’une totalité, d’un ensemble de relations interdépendantes, ne renvoyant qu’à elles-mêmes.

  1. L’argument rationaliste

Contrairement à la proposition gestaltique de Arne Naess, l’argument rationaliste avance qu’il persiste dans la nature des valeurs objectives, appartenant aux choses en soi, et dont l’existence persiste indépendamment de l’humain. Prenons par exemple une forêt. Une forêt, qui est en fait un ensemble naturel, une “totalité” dans les mots de Naess, peut être qualifié comme “Bonne”, soit attirante, ou “Mauvaise”, soit repoussante, par ses habitants. Les choses qui composent la forêt en tant que totalité – les arbres, les champignons, l’herbe, les fougères, etc… – ne peuvent être nommées “Bonnes” ou “Mauvaises” en soi, mais c’est plutôt le design, la forme qui agence ces différentes choses en tant que totalité, qui amène l’impression de “Bon” ou de “Mauvais”. Ainsi, la perspective rationaliste, comme le mentionne John Baird Callicott, « situe la valeur (…) dans certaines caractéristiques formelles appartenant à un système ou une totalité organisée » (Callicott 1989, 140), la valeur réfère à un “design rationnel”. La perspective rationaliste amène la formulation d’un « principe impersonnel de valeur » (Callicott 1989, 139) indépendant de l’humain, ce qui permet de concevoir une valeur intrinsèque à la nature. Par la suite, reste le problème de définir les caractéristiques propres à un “bon” design. Nous pourrions répondre à cette question en présupposant qu’un “Bon” design se formalise par une totalité naturelle qui sera attirante pour un plus grand nombre d’organismes vivants. Pensons ici au Parc de la Gatineau, joyau naturel du Québec et zone de conservation s’étendant sur plus de 360 km2, qui abrite à lui seul 50 espèces de mammifères, 250 espèces d’oiseaux, 1000 espèces de plantes, et 50 types d’arbres ! Cette conception visant à définir le “bon” design comme appartenant à une totalité naturelle à la fois complexe et diversifiée se trouve, entre autres, présent dans les écrits de l’écologiste états-unien Leopold Aldo qui affirme qu’« une chose est bonne quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité, et la beauté d’une communauté biotique. Une chose est mauvaise lorsque qu’elle tend dans la direction inverse » (Callicott 1989, 140).

  1. L’argument volontariste

Dans son ouvrage intitulé La paix par le respect de la vie, Albert Schweitzer, en opposition avec l’argument rationaliste, avance qu’un ensemble naturel ne peut être qualifié en soi de « Bon » ou de « Mauvais ». En effet, même si un certain milieu à un moment donné est agréable pour une variété d’organismes, cela ne résulte aucunement d’un design, encore moins d’une volonté d’ensemble, propre à celui-ci. Un milieu n’est pas déterminé à être agréable et il suffit d’un simple trouble localisé pour que celui-ci passe du mieux au pire. Comme l’écrit Schweitzer : « l’Univers évolue en dehors de la morale et l’action de l’homme, et il faudrait une déviation minime des lois qui le régissent pour que la Terre et tout ce qui l’habite disparaisse » (Schweitzer 1979, 300). Puisque la valeur ne peut pas reposer dans la totalité, dans le milieu, Schweitzer nous invite à concevoir la valeur comme un produit du vivant. Se sont les organismes vivants, en tant qu’entités individuelles, qui dans leur course pour la survie et par leur instinct de coopération, de par leur développement propre, amènent une énergie de création qui sera la source de toutes actions et de toutes valeurs. On situe donc la valeur dans le vouloir-vivre.

Schopenhauer dans son célèbre livre Le monde comme volonté et comme représentation illustre la valeur indéniable du vouloir-vivre par la mise en scène d’une condamnation à mort. Imaginer un homme avançant vers la potence. Celui-ci a reçu la peine de mort après avoir commis quelconque crime odieux. Bien que son décès, d’un point de vue purement utilitariste, puisse être un bienfait pour la société humaine puisque de sa mort résultera probablement la survie d’autres personnes, il reste que certains spectateurs assistant à la pendaison ressentiront un malaise lors du moment final et projetteront même de la compassion envers le coupable. Ces spectateurs accordent une “valeur” au condamné. Cette valeur ne provient pas des intérêts du criminel, de la vision de ses bonnes œuvres, ni du fait qu’il appartient à un “design” sacré; la valeur propre au condamné provient directement de son vouloir-vivre, et la réaction de compassion émanant de quelques bonnes âmes n’est que le reflet d’une reconnaissance de celui-ci. Pour Schopenhauer, « ce vouloir-vivre, (…) est la réalité suprême à nous connue, et même la substance et le noyau de toutes réalités » (Schopenhauer 1909, 164).

Or, si la valeur d’une chose provient de son vouloir-vivre, il en découle qu’il existe une valeur intrinsèque à la nature puisque la volonté de vivre, d’affirmer son existence et de se développer, n’appartient pas seulement à l’humain, mais bien à l’ensemble du vivant. Afin de renchérir sur ce point, nous pouvons retourner aux propos de Schopenhauer : « [le vouloir-vivre] est l’explication de l’attachement démesuré de l’homme à une existence pleine de misère (…) qui, envisagée sous son aspect purement objectif, devrait lui inspirer une profonde horreur; (…) [ce vouloir-vivre] est la même force qui fait croître la plante » (Schopenhauer 1909, 171). La perspective volontariste peut se montrer fort utile afin de militer pour la conservation de vastes étendues naturelles puisqu’elle nous invite à laisser la nature à son libre cours, à étendre notre empathie à tout l’ensemble du vivant et à encourager le développement unique de chaque espèce.

Penser la Terre au-delà de l’utilitarisme

Il est d’usage de cadrer l’urgence de politiques écologiques dans un langage utilitariste. Il n’est pas rare de voir les influenceurs publics s’écrier aux politiciens : “pensez donc à nos enfants !”, “vous nous laissez aucun avenir !”. Sous chacun de ces appels se cache un schéma utilitariste où la valeur de la nature se mesure à la valeur de l’humain. Il faut sauver la Terre seulement pour se sauver. La nature préserve une simple valeur instrumentale, elle existe pour servir l’humain. Cette vision peut se montrer utile pour convaincre des politiciens et politiciennes d’adopter des lois qui protègeront l’humanité face à la crise climatique actuel – avec ces arguments nous changerons nos infrastructures, investirons dans des énergies renouvelables, et modifierons notre façon de consommer.

Par contre, la vision utilitariste a ses lacunes : elle ne peut pas nous apprendre un respect durable de la nature qui persistera bien au-delà de la crise actuelle et qui nous empêchera de commettre les mêmes erreurs. Pour cela, il nous faut comprendre la valeur intrinsèque de la nature, il faut voir la Terre autrement, non comme un instrument de l’humain, mais comme un ensemble complexe d’où sort une richesse et une valeur qui persiste indépendamment de notre volonté. Pour comprendre la valeur intrinsèque de la nature, nous pouvons nous tourner vers la religion. Nous pouvons écouter le pape François et concevoir la Terre et l’ensemble du vivant comme « un langage de l’amour de dieu » et prononcer comme lui que « le sol, l’eau, les montagnes, tout est caresse de Dieu » (Michelet 2016, 445).

De plus, pour ceux qui ne ressentent pas d’affinités avec la religion chrétienne, il existe un ensemble de perspectives philosophiques nous permettant de saisir la valeur intrinsèque de la nature. Vous pouvez apprécier votre environnement comme une composante de vous-même, comme le fragment d’une totalité qui à chaque instant vous définit en tant que personne. Vous pouvez contempler de vastes paysages sauvages et percevoir en eux un design rationnel, un tracé complexe du vivant qui parle en silence des secrets de la bonté. Vous pouvez être saisi d’émoi face à la lutte du vivant, face à la danse de ses instincts, et lire avec respect dans l’ensemble de ses mouvements la même volonté de vivre qui vous amène à respirer. C’est avec ce simple changement de perspective, en modifiant les structures abstraites par lesquels nous saisissons le monde, que commence en nous une transformation qui, partant du respect de la Terre, nous mènera aux portes de l’écologie profonde et de l’écosophie.

 

Bibliographie

Callicott, John Baird. 1989. In defense of the land ethic. Albany : University of New York Press.

Godin, Christian. 2004. Dictionnaire de philosophie. Paris : Librairie Arthème Fayard.

Michelet, Thomas. 2016. Les papes et l’écologie : de Vatican II à Laudato si’. Paris : Éditions Artège.

Naess, Arne. 2013. Écologie, communauté et style de vie. Arles : Éditions Dehors.

Schopenhauer, Arthur. 1909. Le monde comme volonté et comme représentation. Paris : Félix Alcan, Éditeur.

Schweitzer, Albert. 1979. La paix par le respect de la vie. Éditions de la Nuée-Bleue.

[1] https://news.un.org/en/story/2011/12/398662-un-launches-decade-biodiversity-stem-loss-ecosystems

[2] Selon la perspective gestaltique, « les phénomènes ne sont pas, comme le crois la théorie atomiste, des sommes d’éléments à analyser isolément mais des ensembles constituant des unités autonomes intégrés » (Godin 2004, 539)

[3] « Chez Démocrite (v. 460-v. 370 av. J.-C.), tranquillité d’âme qui résulte de la modération des plaisirs et de l’harmonie de l’existence chez celui qui laisse le monde à tous ses troubles » (Godin 2004, 116)

Dans le cadre du projet de recherche en cours :
Perspectives croisées sur les sociétés post-croissance

Axes de recherche :
Émancipation