Note de Lecture – Marxism and Intersectionality (2019)

Note de Lecture – Bohrer, A. J. (2019). Marxism and Intersectionality. Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism. Bielfeld : Transcript.

Arnaud Theurillat-Cloutier, doctorant en sociologie (UQAM) et enseignant de philosophie (Collège Brébeuf)

Cet essai philosophique et sociologique a pour thème deux traditions de pensée critique, le marxisme et l’intersectionnalité, dont il cherche à révéler les affinités, différences et oppositions. Il s’intéresse principalement à préciser le sens de leurs arguments, critiques et différentes façons d’analyser le capitalisme contemporain. L’autrice s’interroge à savoir si ces deux courants n’ont pas plus à apprendre l’un de l’autre pour forger une compréhension fine et politiquement féconde de la société contemporaine, qu’ils n’ont de différences ou d’oppositions radicales. Elle soutient la thèse selon laquelle les forces de la tradition intersectionnelle et celles de la tradition marxiste doivent se combiner de manière dialectique, dans une coalition théorétique (p.23), pour mieux comprendre et combattre la réalité sociale du capitalisme d’aujourd’hui.

L’ouvrage est construit en trois grandes sections, à partir desquelles Bohrer reconstruit les histoires communes du marxisme et de l’intersectionnalité (section 1), présente en détail les arguments et critiques mutuelles des deux traditions (section 2) et explore sur quelles bases pourraient être pensées les possibilités d’une combinaison féconde des deux courants (section 3).

Dans les parties 1 et 2, l’autrice cherche à montrer la diversité et la force des théories dans chaque courant pour disqualifier les critiques mutuelles infondées. Elles visent à faire la démonstration que les analyses et arguments les plus forts de chaque tradition peuvent entrer dans un dialogue constructif plutôt que dans une opposition caricaturale et stérile. Par le moyen de courts résumés des positions d’autrices marquantes (Ida.B.Wells-Barnett, Louise Thompson, Claudia Jones, bell hooks, etc.), des principales approches (double jeopardy, superexploitation, standpoint theory) et des histoires politiques (Combahee River Collective, Comunist Party of USA), Bohrer soutient que plusieurs théoriciennes de la tradition intersectionnelle (au sens large et souvent avant la lettre) se sont souvent elles-mêmes reconnues comme des marxistes, socialistes ou anticapitalistes qui défendaient la centralité de l’analyse de classe et du capitalisme. Elle cherche à montrer que l’opposition aujourd’hui très marquée entre les marxistes et le courant intersectionnel a tendance à oublier cette tradition commune.

Cela l’amène à présenter les différentes tendances au sein de la tradition intersectionnelle. L’autrice cherche par là à démontrer d’emblée que plusieurs critiques marxistes de l’intersectionnalité sont non fondées, et repose même souvent sur le sophisme de l’homme de paille. Elles exposent pour se faire cinq définitions différentes de l’intersectionnalité (celles de Crenshaw, Collins, McCall, Hancock et May). Elle considère que ces conceptions contemporaines de l’intersectionnalité, malgré leurs différences, se rejoignent sur six postulats ou fondements qui définissent la spécificité et l’apport du courant intersectionnel. Ces fondements seraient : 1) l’inséparabilité des différentes oppressions et, par conséquent, le refus de la conception additive des oppressions et des analyses selon un seul axe (p.91); 2) le refus de la hiérarchisation des oppressions, d’un point de vue normatif et ontologique (hiérarchisation causale) (p.92); 3) l’exigence de penser à partir de multiples niveaux d’analyse, soit les niveaux individuel, structurel, représentationnel et discursif (p.92); 4) la reconnaissance de l’identité, conçue de manière historique et hétérogène, comme dimension importante de l’organisation et de la théorisation politiques, permettant de développer une politique de la coalition fondée sur la solidarité plutôt que sur l’homogénéité (p.93-94); 5) l’intérêt particulier à penser le pouvoir à l’intérieur des milieux militants (p.94); 6) la conception de cette théorie à la fois comme une ontologie du pouvoir et une critique normative de celui-ci (p.95).

Ainsi, contrairement à ce que défendent plusieurs critiques marxistes, l’intersectionnalité (dans sa version la plus forte et pertinente aux yeux de Bohrer) ne s’oppose pas radicalement au marxisme. Elle ne défend ni une conception additive des oppressions, ni une compréhension anhistorique des identités, ni une lecture strictement individuelle des rapports de pouvoir. Par ailleurs, elle insiste pour souligner que la tradition intersectionnelle ne doit pas être confondue avec les théories poststructuralistes et ne peut pas être réduite à la standpoint theory, ni à la récupération de l’intersectionnalité par le multiculturalisme libéral. Quant à la question des classes sociales, elle soutient que plusieurs théoriciennes de l’intersectionnalité l’intègrent bel et bien à leur analyse. De surcroît, elle défend que l’approche intersectionnelle permet d’approfondir et de raffiner l’analyse de classe, en pensant son interrelation avec les oppressions. C’est peut-être même l’apport déterminant de l’intersectionnalité, car, en révélant les relations de subordination dans les groupes faussement présentés comme homogènes, cette approche cherche à favoriser les conditions de la construction d’une coalition plus forte entre les différents exploités et opprimés (p.122).

À l’inverse, Bohrer soutient qu’il faut reconnaître que le marxisme ne se réduit pas à une compréhension économique simpliste du capitalisme, comme le croît parfois la tradition intersectionnelle. Dans le chapitre 2, elle présente la trajectoire de marxistes hétérodoxes qui ont théorisé le genre, la race, la sexualité et la nationalité. Elle cherche à montrer, au sein du marxisme, la diversité et la pertinence des apports conceptuels que plusieurs courants ont développés pour comprendre de manière élargie le capitalisme et les oppressions, au-delà d’un certain marxisme « orthodoxe » (p.124). Plusieurs marxistes ont en effet montré que la division sociale du travail, traversée par des frontières de genre, de race et de géographie, nous permet de comprendre comment la race et le genre sont constitutifs (et non secondaires) des formes d’exploitation. La théorie de la reproduction sociale a, quant à elle, montré que l’activité de reproduction et de soin des êtres humains   n’est pas reconnue dans le capitalisme comme un travail, en raison de son attribution sexiste aux femmes. D’autres marxistes ont aussi montré comment les normes de discipline nécessaires au capitalisme ne sont pas inculquées seulement à l’usine, mais dans de multiples sphères sociales. En général, plusieurs marxistes ont souligné comment le capitalisme a eu historiquement besoin de la colonisation, de génocides, de la guerre, de l’esclavage et du patriarcat pour s’établir. La théorie du développement combiné et inégal a quant à elle tenté de montrer les différences contingentes et irréductibles entre les formes historiques et nationales du capitalisme (p.146). Bohrer conclut ce portrait pluriel du marxisme en soulignant qu’aucune prise en compte de la race, du genre, de la sexualité, de l’impérialisme et de la colonisation ne peut espérer être complète sans une compréhension systématique du capitalisme, pas seulement comme système économique, mais comme ordre social ayant des ramifications en-dehors du lieu de travail (p.157).

Elle scelle cette première partie de l’argumentation en recensant et évaluant les principales critiques intersectionnelles du marxisme. Elle cherche par là à établir les apports pertinents de l’intersectionnalité au renouvèlement et à l’approfondissement de la compréhension du capitalisme. Ces critiques visent principalement quatre présupposés, parfois cachés, du marxisme : 1) l’idée que l’économie exercerait un pouvoir causal unique ou principal sur les autres phénomènes sociaux, ce qu’elle appelle le réductionnisme économique; 2) la primauté de l’exploitation de classe sur les autres oppressions; 3) les biais eurocentriques et androcentriques reproduits dans l’analyse marxiste (en raison de ses conditions historiques d’émergence); 4) l’homogénéisation du prolétariat, qui tendrait à négliger comment certains membres de la classe ouvrière participent et bénéficient des systèmes d’oppressions. Bohrer soutient que ces critiques sont en grande partie pertinentes pour mieux comprendre la société capitaliste. Elles permetteraient de reconnaître que le capitalisme, au sens économique du terme, ne peut tout expliquer à lui seul, bien qu’il demeure pertinent dans toute analyse sociale. Surtout, ces critiques nous rendraient sensibles à différentes expériences de la prolétarisation, afin de se débarrasser d’une conception réifiée ou « pure » de la classe ouvrière.

Dans les trois derniers chapitres, ayant établi précédemment l’état du débat, la réflexion de Bohrer consiste à penser plus activement comment le marxisme et l’intersectionnalité peuvent se nourrir mutuellement. Avec un accent davantage philosophique, Bohrer se penche sur la relation entre exploitation et oppression (chapitre 5), les concepts de dialectique, différences et contradictions (chapitre 6), et, en dernier lieu, sur la solidarité et la construction politique des coalitions (chapitre 7).

Afin de pouvoir mieux faire comprendre sa conception du rapport entre oppression et exploitation, elle déploie d’abord une critique de certaines conceptions marxistes et intersectionnelles de cette relation. Elle soutient qu’on ne peut tout réduire à des oppressions ni tout réduire à de l’exploitation, mais que nous devons considérer les deux enjeux avec un poids égal. Elle récuse ainsi l’idée marxiste selon laquelle l’oppression serait un simple instrument ou un produit secondaire et historiquement contingent de l’exploitation. En général, cette approche semble incapable de répondre à plusieurs problèmes : Comment expliquer que toutes les sociétés capitalistes aient toujours mobilisé les diverses formes oppressions, n’établissant jamais une forme capitaliste uniquement fondée sur la logique « pure » de l’exploitation ? Comment rendre compte des manifestations de racisme qui peuvent nuire aux conditions de l’exploitation économique, comme le révèle le problème de recrutement des travailleurs agricoles sans-papiers en Californie (p.190) ? Comment rendre compte des phénomènes en dehors du travail et de l’exploitation, comme la dépossession raciste et sexiste des terres autochtones ? Comment penser la position contradictoire des groupes opprimés qui font partie de la classe capitaliste ? Bohrer soutient que l’intersectionnalité cherche à résoudre certaines de ces impasses en faisant de l’exploitation une forme spécifique de l’oppression. Mais cette position, quoique utile à certains égards, tendrait à créer le problème inverse de la position marxiste : elle nous ferait perdre la spécificité explicative du concept d’exploitation. Or, ce concept semble nécessaire aux yeux de Bohrer pour expliquer comment la vaste majorité de la société produit une richesse dont elle ne profite pas, de même qu’il constitue un levier critique pour expliquer comment l’égalité apparente peut perpétuer des inégalités (p.195). Elle en vient à soutenir l’« équiprimordialité » (p.196) à la fois ontologique et stratégique des concepts d’oppression et d’exploitation. Cette idée consiste à défendre que ces deux concepts sont irréductibles et d’égales importances. Cela l’amène à une conception élargie et « non-réductionniste » du capitalisme dans laquelle oppression et exploitation sont toutes deux fondamentales. Elle refuse ainsi la réduction du capitalisme à l’exploitation et à la classe, mais aussi la compréhension de la classe seulement en termes d’exploitation, puisque la classe dépasse le lieu de travail, de même qu’elle est modulée par des logiques de race, de genre et de sexualité (p.204).

À partir de quelle conception philosophique et épistémologique est-il possible de penser cette équiprimordialité de l’oppression et de l’exploitation? C’est la question sur laquelle elle se penche dans le chapitre suivant. Elle soutient que la « dialectique de la différence » (p.225) est la seule façon d’envisager de manière non-réductrice et complexe le rapport entre oppression et exploitation. Tant le marxisme que l’intersectionnalité ont contribué à leur façon à l’approfondissement de la pensée dialectique. La dialectique marxiste, inspirée surtout de la dialectique négative d’Adorno, permettrait de saisir les contradictions réelles et irrésolubles de la société capitaliste, en évitant de tomber dans des explications causales réductrices et unidirectionnelles (p.211). Quant à l’intersectionnalité, elle permettrait de saisir, au niveau individuel, la formation contradictoire des sujets, à la fois comme opprimé et oppresseur, dont la condition relève des contradictions structurelles de la société.

Afin de démontrer la pertinence explicative de sa conception non-réductrice du capitalisme, Bohrer se penche sur la question du racisme aux États-Unis. Elle cherche à démontrer qu’une analyse sociale ne peut réduire les oppressions à une logique simple, mais doit développer une théorie qui témoigne de ces différences dans leur incommensurabilité (p.243). Elle montre comment historiquement le capitalisme a reposé (et repose toujours) sur l’exploitation racialisée, tout en produisant des logiques de racialisation incommensurables entre elles. La logique d’exclusion racialise les noirs d’une manière différente de la logique d’élimination des autochtones et de la logique d’inclusion des latinx (p.235-238). De la même façon, les logiques de violence genrées se sont manifestées de manières différentes pour les femmes autochtones et pour les femmes esclaves noires. L’hétéronormativité et la binarité se sont également imbriquées dans les logiques de racialisation pour justifier l’esclavage et la dépossession, de manières bien spécifiques. Ainsi, toute situation sociale doit être analysée à partir des spécificités historiques qui l’ont produite, selon une configuration toujours à expliciter de l’interrelation du genre, de la race, de la sexualité et de classe.

Comment échapper aux catégorisations produites par le capitalisme tout en reconnaissant les différences incommensurables entre les expériences ? Telle est la question théorique et pratique à laquelle Bohrer tente de répondre pour conclure son ouvrage. Elle soutient que le capitalisme tend à produire et reproduire des différences entre les groupes pour se maintenir, mais en même temps à produire de l’homogénéité dans un groupe. Pour contrer ce système, il s’agirait non de fonder la solidarité sur le « plus petit dénominateur commun » (p.251), comme l’a souvent pensée le mouvement marxiste, mais sur une compréhension complexe et dynamique de l’identité et de la solidarité. L’identité doit être pensée, d’une part, comme une coalition hétérogène – contre l’homogénéisation entretenue par le capitalisme, et, d’autre part, comme étant irréductible aux systèmes d’oppressions, puisque pouvant être un levier de mobilisation politique. Quant à la solidarité, elle devrait être fondée, non sur des positions sociales homogènes ou uniformes, mais sur la base du partage d’un projet politique, qui n’évacue pas la reconnaissance des différentes expériences et structures d’oppression et d’exploitation. Par ailleurs, cette solidarité de coalition devrait être comprise comme le produit d’une « praxis », soit d’un processus actif de travail militant commun permettant à différents individus de reconnaître dans l’action leurs intérêts partagés (p.255-257).

Enfin, cette solidarité devrait être pensée de manière relationnelle pour éviter de tomber dans la reproduction des catégories du capitalisme et une compréhension simpliste des positions privilégiées. Bohrer soutient que, malgré nos positions sociales différentes, nous devons reconnaître leur constitution relationnelle : les oppressions modèlent de manière contraignante et souvent violente les opprimés et les oppresseurs, bien que de manières non-équivalentes. Par exemple, elle soutient que la masculinité toxique n’est pas seulement toxique pour les autres, mais aussi pour les hommes eux-mêmes, dont elle dégrade « l’humanité » (p.259). Cette compréhension de l’interdépendance lui paraît importante pour éviter de concevoir le projet politique d’émancipation de manière libérale, comme la volonté pour chacun d’être inclus dans le système « comme un blanc » ou « comme un capitaliste » (p.259). Ce projet se comprendrait ainsi plutôt comme une lutte révolutionnaire contre le système même qui constitue et mutile les possibilités des privilégiés et des dominés.

Apports et limites de l’ouvrage

En général, cet ouvrage a le grand mérite de clarifier les positions respectives en faisant de l’ordre dans les arguments valables et fallacieux des deux côtés, à partir d’une littérature vaste et très variée. Sa générosité herméneutique en fait un ouvrage rigoureux d’un point de vue intellectuel et donne au lectorat un accès direct et précis aux principales idées en jeu. Il a également l’avantage de faire ressortir la complexité et la diversité des positions qui animent les deux traditions, en évitant de les réduire à leur version caricaturale. Enfin, il se propose aussi comme une synthèse originale entre ces deux courants souvent pensés comme opposés. Parfois très théorique, il fait régulièrement référence à des exemples tirés de l’histoire ou de l’actualité, ce qui donne mieux à voir le sens et la pertinence de sa proposition intellectuelle.

En revanche, certains problèmes émergent d’un faible engagement avec les théories sociales. Bohrer semble défendre un certain matérialisme, mais celui-ci – entendu comme la prise en compte des diverses contraintes sociale sur l’agentivité des acteurs (p.163), semble théoriquement vague. Cela l’amène à une tension irrésolue quant à la place de l’économie : l’économie capitaliste serait toujours pertinente pour l’analyse sociale (car structurelle) sans être l’unique explication ou cause (p.163), mais elle jouerait en même temps un rôle important et structurel par rapport à d’autres facteurs (p.114). Comme l’économie peut-elle être une cause parmi d’autres et en même temps structurelle ? Bohrer ne précise pas clairement ce qu’est une structure sociale. Elle ne nous dit pas clairement comment l’économie capitaliste contribue à la formation des subjectivités ou des identités (Lotz, 2021). L’absence de discussions approfondies sur les fondements de sa théorie sociale donne parfois une impression d’éclectisme, qui peut favoriser une forme de désorientation stratégique pour l’action politique. À ce titre, sa conception « maximaliste[1] » du capitalisme, c’est-à-dire pluricausale et diversifiée de l’histoire et de la logique du capitalisme, semble davantage se rapprocher du pluralisme explicatif de la tradition intersectionnelle que de la perspective matérialiste du marxisme (qui n’est pas réductible avec un primat de l’économie).

Ces lacunes auraient pu être comblées par un dialogue avec le féminisme matérialiste (Delphy, Guillaumin, Galerand, Dorlin, Kergoat) et le féminisme socialiste de Nancy Fraser. Par sa perspective à la fois matérialiste et critique du féminisme marxiste, le féminisme matérialiste a aussi développé une compréhension de l’incommensurabilité du patriarcat et du capitalisme, tout en accordant dans l’analyse une place déterminante à la question du travail et à l’économie politique au sens élargi (Delphy, 2013). Par ailleurs, en proposant le concept de « consubstantialité des rapports sociaux » comme alternative au concept d’intersectionnalité, ce courant a développé une perspective qui insiste davantage sur l’historicité, la dynamique et la dimension conflictuelle des rapports de pouvoir (Galerand et Kergoat, 2014). Ce courant a l’avantage de proposer une théorisation plus cohérente et systématique que la position de Bohrer. Également, il aurait pu être fécond d’opposer la proposition pratique de Bohrer à celle de Dorlin, qui, plutôt que de reconduire l’attachement intersectionnel à l’identité, propose de déjouer la domination en émancipant la subjectivation politique des catégories imposées (Dorlin, 2005).

L’absence de Nancy Fraser dans les références de Bohrer paraît plus surprenante, en raison de sa place centrale dans les débats de la gauche étatsunienne sur l’identité et le féminisme. Les derniers développements théoriques de Fraser (Fraser, 2014a, 2014b, 2015, 2016a, 2016b; Fraser et Jaeggi, 2018), proposant de concevoir le capitalisme non comme une simple économie mais comme un ordre social institutionnalisé, tendent à converger avec la thèse de Bohrer. Cependant, tout en considérant les oppressions comme politiquement d’égales importances et en développant une conception du capitalisme irréductible à l’économie, Fraser considère comme centrale et structurelle l’orientation générale de la société par la dynamique de l’accumulation du capital. Bohrer n’explicite pas si sa propre synthèse est compatible avec celle de Fraser, ni ce qu’elle pense de la proposition politique du féminisme du 99 % portée par Cinzia Arruzza, Nancy Fraser et Tithi Bhattacharya (Arruzza et al., 2019).

Enfin, d’un point de vue des conséquences politiques, il n’est pas toujours limpide quel usage pratique peut être fait des idées centrales de Bohrer. Une lutte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppressions, tout en dépassant les apories de la solidarité fondée sur le plus petit dénominateur commun, paraît-elle possible et souhaitable ? Comment la structurer ? Ces questions auraient pu être développée dans la mesure où Bohrer cherche à contribuer à l’action politique.

Bibliographie

Arruzza, C., Bhattacharya, T. et Fraser, N. (2019). Féminisme pour les 99 % : un manifeste. Paris : La Découverte.
Delphy, C. (2013). L’ennemi principal. Paris : Syllepse.
Dorlin, E. (2005). De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre. Cahiers du Genre, 39(2), 83-105.
Fraser, N. (2014a). Behind Marx’s hidden abode : for an expanded conception of capitalism. New left review., 86, 55-72.
Fraser, N. (2014b, 2014/10/02). Can society be commodities all the way down? Post-Polanyian reflections on capitalist crisis. Economy and Society, 43(4), 541-558.
Fraser, N. (2015). Legitimation Crisis? On the Political Contradictions of Financialized Capitalism. Critical Historical Studies, 2(2), 157-189.
Fraser, N. (2016a, July-August 2016). Contradictions of capital and care. New Left Review, 100, 99-117.
Fraser, N. (2016b). Expropriation and Exploitation in Racialized Capitalism: A Reply to Michael Dawson. Critical Historical Studies, 3(1), 163-178.
Fraser, N. et Jaeggi, R. (2018). Capitalism : a conversation in critical theory. Medford : Polity.
Galerand, E. et Kergoat, D. (2014). Consubstantialité vs intersectionnalité? À propos de l’imbrication des rapports sociaux. Nouvelles pratiques sociales, 26(2), 44-61.
Lotz, C. (2021). [Compte rendu du livre Marxism and Intersectionality: Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism, par A. J. Bohrer]. Marx and Philosophy Review of Books, Récupéré de https://marxandphilosophy.org.uk/reviews/18689_marxism-and-intersectionality-race-gender-class-and-sexuality-under-contemporary-capitalism-by-ashley-j-bohrer-reviewed-by-christian-lotz/

[1] George Souvlis, « Marxism and Intersectionality: An Interview with Ashley Bohrer », Salvage, 28 mai 2020, [https://salvage.zone/online-exclusive/marxism-and-intersectionality-an-interview-with-ashley-bohrer].

Axes de recherche :
Émancipation