Les organisations à visées transformatrices face à la banalisation

Introduction

Les organisations sociales et collectives font face à de nombreuses pressions isomorphiques, c’est-à-dire à des pressions institutionnelles, autant formelles qu’informelles, qui poussent les organisations à adopter des pratiques, des modes d’action et des logiques similaires aux autres organisations évoluant dans le même environnement ou « champ » (DiMaggio & Powell, 1983). Ces pressions, malgré des degrés d’influence et de réponse variés (Bromley et coll., 2012), mènent tout de même à une banalisation des organisations sociales (Draperi, 2014). Elles tendent donc à se ressembler entre elles, mais aussi à ressembler aux autres types d’organisations issues des autres secteurs (privé et public), rendant les caractéristiques distinctives des organisations et des secteurs de plus en plus difficiles à cerner. Ainsi, les « caractéristiques organisationnelles se modifient pour devenir progressivement compatibles avec les traits dominants de l’environnement » (Huault, 2009, p.3). Ce phénomène de banalisation affecte négativement la capacité des organisations à garder le cap sur (et à atteindre) leurs finalités sociales initiales (Draperi, 2014). Les organisations risquent alors, graduellement, d’être amenées à poursuivre d’autres finalités que celles initialement poursuivies : on parle de dérive de mission (Rothschild, Chen, Smith & Kristmundsson, 2016).

On constate alors que les pressions isomorphiques affectent à la fois les spécificités et la mission des organisations sociales, rendant progressivement ces éléments davantage conventionnels. De nombreux travaux documentent ces risques et apportent des réponses quant aux stratégies pour conserver ou « régénérer » certaines des spécificités des organisations sociales et collectives (Bretos et coll., 2020 ; Bromley et coll., 2012 ; Draperi, 2014 ; Maisonnasse et coll., 2019 ; Rothschild et coll., 2016 ; Swaton, 2015). Mais qu’en est-il, plus spécifiquement, pour les organisations qui visent la transformation sociale ? Dans quelle mesure ces travaux apportent des réponses applicables pour ce type d’organisation précis ?

La question est pertinente, car, face à l’ampleur des crises écologiques (GIEC, 2019) et au creusement des inégalités sociales (Piketty, 2019), qui sont des enjeux complexes et persistants, il devient urgent de remettre en question les éléments structurels qui nourrissent activement ces crises. C’est pourquoi certaines organisations sociales se fixent comme objectif de remettre en question les structures dominantes, et se placent en rupture (plutôt qu’en continuité) de l’ordre social institutionnalisé. Le but de ces organisations sociales n’est pas de soulager les symptômes, de corriger les problèmes ou d’ajouter du « positif » à l’intérieur des paramètres des structures dominantes, mais de transformer ces structures. Nous utiliserons le terme « organisations à visées transformatrices » pour décrire ce type d’organisation et donnerons des exemples d’organisations montréalaises pouvant rentrer dans cette catégorie, tels que Bâtiment 7, Exeko, Solon, ou encore les écovillages. En s’appuyant sur la définition de l’innovation sociale transformatrice formulée par Avelino et coll. (2019), nous pouvons définir les organisations à visées transformatrices comme des organisations qui ont comme horizon la « contestation, la modification et/ou le remplacement des structures dominantes » (p.196, traduit par l’auteur) [1].

Ces dernières sont probablement exposées à d’importantes pressions isomorphiques, au même titre que les autres organisations sociales. Cela dit, on peut imaginer que face à ces pressions, il est encore plus difficile pour ces organisations de garder le cap sur leurs finalités (de transformation), étant donné que ces finalités sont en opposition plus directe avec les logiques dominantes. On peut aussi supposer que cela appelle des stratégies différentes des stratégies génériques identifiées dans la littérature. Ces hypothèses restent à valider, mais justifient que l’on porte un regard différencié pour ce type d’organisation. Il nous semble alors pertinent de produire des travaux de recherche spécifiques pour ce type d’organisation, ce qui ne semble pas avoir été fait jusqu’à maintenant. Ce texte s’inscrit dans cette perspective : il s’agit ici d’appliquer les lunettes d’analyse de la banalisation aux organisations ayant des visées transformatrices. Le texte se concentre sur un risque spécifique lié à la banalisation : la dérive de mission, ou l’atténuation des finalités sociales fortes que portent les organisations sociales. Appliqué ici, l’enjeu est donc de comprendre comment les organisations peuvent résister à l’atténuation de leurs visées transformatrices.

Dans un premier temps, nous commencerons par une revue de ces risques de dérive et des stratégies « anti-dérive » génériques identifiés dans la littérature. Puis, nous documenterons les spécificités des organisations à visées transformatrices (ce qui les caractérise). En croisant ces deux éléments, nous nous questionnerons sur ce que cela implique quant aux risques et stratégies spécifiques aux organisations à visées transformatrices. Dans quelle mesure ces organisations sont-elles affectées différemment ? Dans quelle mesure ces spécificités appellent-elles à des stratégies « anti-dérive » particulières ?

Ce travail vise à apporter une contribution théorique et une contribution pratique. Au niveau théorique, il s’agit d’affiner les outils d’analyse en ce qui concernant la perte du potentiel transformateur des innovations sociales (les risques et les stratégies). Le présent travail fait apparaître un certain nombre d’hypothèses sur les risques et stratégiques spécifiques aux organisations à visées transformatrices, qui peuvent constituer le point de départ de travaux de recherche empiriques. Au niveau pratique, ce travail vise à apporter quelques clés utiles aux praticiens de l’innovation sociale pour naviguer ce défi complexe. En ayant une grille de lecture plus adaptée à leurs réalités, les personnes évoluant dans ce type d’organisations pourront plus facilement jouer un rôle de gardien.ne du projet social.

1.     Risques et stratégies génériques dans les organisations sociales et collectives

Dans cette section, nous effectuons une revue-synthèse des éléments en question (pressions à la banalisation, risques de dérive et stratégies anti-dérive) qui ont été documentés dans la littérature dans le champ des organisations sociales à but non lucratif, et de l’économie sociale et solidaire (ESS).

1.1.    Les pressions à la banalisation dans les organisations sociales et collectives

L’isomorphisme institutionnel (DiMaggio & Powell, 1983 ; Enjolras, 1996) et la banalisation (Draperi, 2014 ; Moreau, 1991 ; Vienney, 1980) sont deux notions décrivant le même processus : un processus graduel qui amène les organisations, pourtant chacune différente l’une de l’autre, à se ressembler de plus en plus et donc à perdre leurs caractéristiques propres. Dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), ce processus est largement étudié et documenté, notamment car il dévoile un enjeu majeur : la capacité de l’ESS à conserver son potentiel novateur, alternatif et solidaire comparativement à l’économie traditionnelle (Bidet, 2003 ; Klein & Harrisson, 2011 ; Swaton, 2015). Deux tendances distinctes (mais liées) contribuent à amincir et à brouiller les lignes distinctives de l’ESS : d’un côté, les organisations d’ESS sont influencées par les logiques marchandes et gestionnaires dominantes, de l’autre côté les entreprises privées traditionnelles adoptent un certain nombre de pratiques dites sociales et collectives : des pratiques socialement responsables, des pratiques d’ancrage dans les communautés locales, des pratiques de gestion horizontale, etc. (Farrell, 2015; Maier et coll., 2014).

Ainsi, le projet social et les logiques distinctives portées haut et fort par les organisations d’ESS à leur naissance tendent à s’atténuer au fil du temps (Maisonnasse et coll., 2019). Nous nous intéresserons ici aux différents types de pressions qui poussent à cette banalisation des organisations d’ESS en général. Cela nous aidera par la suite à explorer comment les organisations à visée transformatrice, plus particulièrement, sont exposées à ces pressions.

DiMaggio & Powell (1983) soulignent trois types de pressions isomorphiques, qui poussent les organisations à adopter des pratiques, des modes d’action et des logiques similaires aux autres organisations évoluant dans le même environnement ou champ organisationnel. Un premier type de pressions est « coercitif » : il provient des règles externes dominantes véhiculées par les pouvoirs publics ou les bailleurs de fonds. Un deuxième type de pressions est « mimétique » : il provient du contexte concurrentiel et de la tendance à imiter d’autres organisations ayant des pratiques perçues comme meilleures ou plus légitimes. Un troisième type de pression est « normatif » et découle de la professionnalisation grandissante des organisations sociales : de nouvelles normes professionnelles deviennent progressivement des normes dominantes de l’organisation (ces normes sont liées aux formations universitaires des membres de l’organisation ainsi qu’aux ordres, réseaux et associations professionnelles qui véhiculent ces normes). Ces pressions s’entrecroisent et ont un point commun : elles trouvent leurs forces dans la recherche de légitimité des organisations sociales.

Swaton (2015), quant à elle, regroupe ces pressions en deux catégories. D’un côté, la « banalisation par le marché » : de plus en plus en concurrence avec les entreprises traditionnelles et entre elles, les organisations sont poussées à adopter des stratégies similaires aux entreprises commerciales (hybridation des ressources, logiques d’efficacité, de positionnement, de croissance). De l’autre, la « banalisation par l’État » : le contrôle que l’État exerce sur les organisations sociales, notamment à travers la reconnaissance, le financement et la reddition de comptes, contribue à uniformiser les règles et les pratiques exigées sans prendre en compte les spécificités des organisations de l’ESS. On constate alors que la banalisation par le marché se rapproche davantage de l’isomorphisme mimétique, tandis que la banalisation par l’État se rapproche davantage de l’isomorphisme coercitif. L’isomorphisme normatif, lui, s’incarne plutôt au niveau des individus qui composent l’organisation sociale elle-même, mais on peut supposer qu’il affecte également l’État et le marché dans les pratiques qui s’y reproduisent.

La façon dont les organisations réagissent et résistent à ces pressions n’est certes pas uniforme. Il ne s’agit pas non plus ici de porter un jugement critique sur l’ensemble de ce phénomène de banalisation. Il s’agit plutôt de reconnaître que toutes les organisations sociales sont traversées par les tensions qui en découlent. Ces pressions constituent surtout des sources potentielles de dérive de mission, qu’il ne faut pas négliger.

1.2.    Les risques de dérive de mission

Une dérive de mission correspond, selon Rothschild et coll. (2016) à une redirection graduelle des efforts d’une organisation sociale vers des objectifs différents de ceux qui sont au cœur du projet associatif, de sa raison d’être. Pour les organisations d’économie sociale et solidaire, les objectifs au cœur du projet associatif ne sont pas uniquement ceux inscrits officiellement dans les documents constitutifs (ex. : lettres patentes) ou stratégiques (ex. : énoncé de mission, plan stratégique). Il s’agit aussi du sens donné au projet social (Maisonnasse et coll., 2019), c’est-à-dire ce que les membres souhaitent incarner avec ce projet collectif (par exemple : préfigurer des formes de vie plus collectives, solidaires, émancipatrices). Ces unités de sens peuvent, ou non, prendre la forme d’objectifs officiels de l’organisation. Ainsi, la dérive de mission consiste en un éloignement vis-à-vis des finalités formelles ou informelles qui caractérisaient le projet social de l’organisation et son engagement militant. Les signes de dérive peuvent être perçus à plusieurs niveaux, y compris à travers « l’éloignement des valeurs et principes fondateurs » (Bidet, 2003, p.169) ou encore l’éloignement de « l’identité démocratique » (Swaton, 2015, p.293). La dérive est un phénomène multidimensionnel avec des aspects plus ou moins conscients, nommés, intentionnels (Rothschild et coll., 2016). Il s’agit de regarder, dans la pratique, dans quelle(s) direction(s) sont dirigés les efforts, l’attention et les décisions, pour savoir si un processus de dérive est en cours et quelle en est l’ampleur. On parlera de dérive quand cela introduit un glissement, une dissonance et/ou une perte de sens dans l’organisation (en opposition à une redirection assumée, cohérente et engagée).

Afin de faciliter l’analyse par la suite, nous listons ici les différents types ou signaux d’une dérive de mission documentés dans la littérature, qui peuvent ou non se combiner. D’abord, il peut y avoir un déplacement d’objectifs (Rothschild et coll., 2016) : cela se produit quand les objectifs opérationnels (initialement des moyens pour atteindre les objectifs sociaux) deviennent, dans la pratique, des fins en soi au détriment des objectifs sociaux. Par exemple, une organisation sociale se concentre principalement sur la croissance de ses activités génératrices de revenus sans considérer si cela est véritablement la stratégie qui la rapproche le plus de l’atteinte de sa mission. Cette dimension se rapproche de la notion de découplage entre les moyens et les fins, qui se produit quand l’organisation adopte des pratiques qui ne servent pas directement les objectifs visés. (Bromley et coll., 2012).

Il existe un autre type de découplage : un découplage entre le discours et la pratique, c’est-à-dire quand l’organisation n’adopte pas réellement, dans la pratique, un élément qu’elle adopte symboliquement dans son discours (Bromley et coll., 2012). À noter que ce type de découplage n’implique pas nécessairement une dérive de mission. 

Enfin, de façon plus subtile, il peut avoir une atténuation des objectifs et des finalités sociales fortes que portent les organisations sociales à leur naissance. Au fil du temps, les organisations peuvent perdre de leur caractère alternatif et réviser à la baisse leurs finalités, par exemple leurs finalités démocratiques ou émancipatrices (Bidet, 2003 ; Klein & Harrisson, 2011). Cela est directement lié à la banalisation de leur projet social que nous avons vu plus tôt (Maisonnasse et coll., 2019) et fait écho aux différentes trajectoires que peuvent prendre les organisations sociales, avec des conceptions plus ou moins fortes de la solidarité (Laville, 2016). Laville (2000) souligne par exemple que « la logique réactionnelle qui explique la naissance des organismes d’économie sociale (contre les effets du capitalisme) s’atténue au profit d’une logique d’adaptation fonctionnelle à ce mode de production » (cité dans Bidet, 2003, p. 166).

1.3.    Les stratégies identifiées pour résister à la dérive de mission

Face à ces pressions à la banalisation (externes et internes, formelles et informelles) et les risques de dérive de mission qui en découlent (qui peuvent prendre la forme d’un déplacement, d’un découplage et/ou d’une atténuation), comment les organisations peuvent-elles s’y préparer et y résister ? Dans cette section, nous faisons un tour d’horizon des différentes stratégies documentées dans la littérature, que nous avons regroupé en trois catégories : les structures de gouvernance, la culture organisationnelle, et les relations externes.

Commençons par les structures de gouvernance. Une grande partie des stratégies proposées dans la littérature concerne la qualité démocratique des structures de gouvernance et des processus décisionnels. Cette qualité démocratique permet à la fois de contrer certaines dimensions de la banalisation (ex. : l’adoption de logiques gestionnaires ou hiérarchiques), mais aussi de délibérer et trouver collectivement des réponses aux risques de dérive (Eikenberry, 2009 ; Rothschild, 2016). Rothschild et coll. (2016) soutiennent que les organisations ayant des processus décisionnels démocratiques (c’est à dire égalitaires et participatifs, en opposition à des processus hiérarchiques et bureaucratiques) sont moins à risque de dérive de mission. Une des explications fournies par les auteurs est que les membres de ces organisations démocratiques parviennent à exprimer leurs préoccupations et à faire preuve de créativité pour garder le cap sur le projet social. Cette gouvernance démocratique peut comprendre plusieurs aspects. D’abord, la participation aux instances décisionnelles doit être ouverte à la plus grande diversité d’acteurs possible (inclusive) ; et cette participation doit être porteuse de sens pour les personnes impliquées (Eikenberry, 2009). Ensuite, les processus décisionnels doivent miser sur la délibération et le consensus, et mettre régulièrement de l’avant les valeurs de l’organisation comme base décisionnelle (Rothschild, 2016). Enfin, la structure de l’organisation doit privilégier une horizontalité et des relations coopératives entre les membres (Rothschild, 2016). Par ailleurs, le profil (formation, expérience, motivations) de l’équipe fondatrice et du conseil d’administration est également important pour résister aux dérives : cela peut notamment influencer le degré d’adoption de pratiques issues du secteur privé (Lall, 2017). Peu importe la configuration initiale, il semble important que les organisations favorisent, d’abord et avant tout, les profils alignés sur le projet associatif et les valeurs fondatrices de l’organisation (avant leurs compétences), tout en valorisant la diversité des profils et des savoirs (y compris les savoirs basés sur l’expérience vécue).

Cela dit, la mise en place de structures (participatives et délibératives) ne suffit pas à elle seule. C’est surtout la culture organisationnelle qui va déterminer dans quelle mesure il y a véritablement de l’espace pour l’engagement, l’expression, la remise en question et la délibération. Plusieurs éléments sont soulevés dans la littérature, comme mécanismes de résistance envers les risques de dérive. D’abord, le type de leadership. Une stratégie consiste à opter pour un « leadership distribué » (Grint, 2010, p.88), compris par tous les membres comme une « activité partagée, ouverte à la contestation, au changement et à la réinterprétation » (Diefenbach, 2019, p. 551, traduit par l’auteur)[2]. Une stratégie complémentaire est le « leadership institutionnel » (Beaton, 2021 ; Selznick, 1957) : un type de leadership qui va se concentrer sur la promotion de l’intégrité de la mission (Beaton, 2021) et des valeurs centrales à celle-ci, plutôt que sur la « gestion » des employés. Les pratiques qui viennent soutenir ce type de leadership s’articulent autour des objectifs suivants : favoriser la réflexivité autour de la mission ; impliquer des personnes qui vont être les gardiens de la mission ; aider les membres à agir en cohérence avec la mission ; établir des contraintes, des guides et des repères qui limitent le champ des possibles à ce qui est aligné avec la mission ; encourager la pensée divergente et la résistance quand des personnes identifient un risque de dérive (Beaton, 2021). Ensuite, un autre mécanisme de résistance est la création d’espaces réflexifs, critiques et délibératifs qui soient suffisamment sécuritaires pour que tous les membres se sentent à l’aise d’y contribuer librement. Selon Bernet et coll. (2016), cela permet aux organisations de « prendre en compte le temps long, de mettre au jour les tensions, de mettre en perspective et en débat »  (Bernet et coll., 2016, p. 186) les choix organisationnels et de regagner de l’autonomie sur leur trajectoire, et donc éviter les dérives. À travers ces espaces, ce sont plusieurs aspects distincts qui peuvent être développés dans une optique de résistance aux dérives : la réflexivité, le dialogue, la pensée critique et divergente (Bernet et coll., 2016 ; Diefenbach, 2019 ; Dodge & Ospina, 2016), l’engagement civique et politique (Dodge & Ospina, 2016) ou encore la création de sens collectif (Maisonnasse et coll., 2019) et le développement d’une fierté d’appartenir au secteur de l’ESS et de le défendre (Cuénoud et coll., 2013). Enfin, Beck et coll. (2008) souligne l’importance de penser à ces pratiques non pas de façon isolée, mais comme des « bundles », un groupe de pratiques qui se tiennent en cohérence mutuellement. Nous ajouterons que pour que ces structures et ces espaces fonctionnement, cela implique également certaines compétences, qui ne sont pas acquises « naturellement » dans la plupart des parcours professionnels. Parmi elles, nous pouvons en déduire plusieurs : les compétences liées à la gestion horizontale et la décision, la capacité d’écoute et d’ouverture, la capacité à faire preuve de réflexivité, l’intégrité et la capacité à établir des liens de cohérence entre les pratiques et les valeurs fondatrices.

En plus des éléments structurels et culturels à l’intérieur de l’organisation, il est possible de se protéger des risques de dérive en prêtant attention aux relations externes que l’organisation tisse autour d’elle. Il s’agit, en quelque sorte, de choisir son environnement pour minimiser les pressions externes. À ce sujet, Eikenberry (2009) souligne l’importance de nouer des partenariats avec des individus, groupes et organisations qui partagent le même discours démocratique et alternatif, tout en privilégiant la diversité des relations (plutôt que quelques partenariats majeurs seulement), si possible avec des individus (plutôt qu’avec des organisations). L’auteur donne l’exemple des giving circles (cercles de donateurs) pour illustrer une manière alternative de tisser des relations de financement (plus individuelle, plus humaine, moins dans le contrôle) comparativement à la relation philanthropique traditionnelle (« bailleurs de fonds-organismes »). En effet, ces cercles sont composés de donateurs individuels qui « mettent en commun leurs ressources pour soutenir des organisations et des personnes présentant un intérêt mutuel. Ils offrent aussi souvent des opportunités sociales, éducatives et d’engagement à leurs membres, reliant les participants à leurs communautés et les uns aux autres » Eikenberry (2009, p.592, traduction libre).

2.     Spécificités des organisations à visées transformatrices

Qu’en est-il pour les organisations sociales qui visent la transformation sociale ? Dans quelle mesure ces organisations sont-elles affectées différemment des autres organisations à vocation sociale ? Comme sont-elles exposées aux pressions à la banalisation et à la dérive de mission ? Dans quelle mesure ces spécificités appellent-elles à des stratégies « anti-dérive » particulières ? Comment peuvent-elles résister à l’atténuation de leurs visées transformatrices ? Nous allons d’abord lister les spécificités des organisations à visées transformatrices (ce qui les caractérise). Puis, à partir de ces caractéristiques, nous nous questionnerons sur les potentielles différences en termes de risques et de stratégies, par rapport à la littérature générique résumée ci-dessus.

Parmi l’ensemble des organisations à vocation sociale, certaines d’entre elles ont des visées de transformation structurelle, au sens de « questionner, modifier ou remplacer les institutions dominantes » (Avelino et coll., 2019, p. 196). Il existe plusieurs conceptions de la transformation sociale dans le champ de l’innovation sociale. Certaines conceptions se concentrent sur la transformation structurelle en tant que telle et sur l’empowerement des acteurs (leur capacité à changer les structures) : c’est le cas de la définition d’Avelino et coll. (2019) utilisée ci-dessus. D’autres conceptions se concentrent plutôt sur la direction, le sens de cette transformation structurelle : c’est le cas des définitions de Dufort (2019), Durand Folco (2019) et Lachapelle (2021), qui sont centrées sur l’émancipation des acteurs vis-à-vis des différents systèmes d’oppression.  Selon cette conception émancipatrice, le but de l’innovation sociale est de « mettre en échec les structures de domination » (Durand Folco, 2019, p. 35) et « de participer à l’émergence et à la construction de communautés/sociétés post-capitalistes » (Dufort, 2019, p.11).

Dans ce travail exploratoire, nous conservons une définition large des « visées de transformation sociale », afin de travailleur autour des points communs à l’ensemble des organisations qui cherchent à transformer les structures sociales. D’autres travaux pourront cibler plus précisément les organisations à visées émancipatrices. Une fois cette précision effectuée, voyons ce qui caractérise une organisation à visée transformatrice. Dans leur approche vis-à-vis des enjeux sociaux ou environnementaux, ces organisations se concentrent sur la remise en question des structures dominantes et les relations de pouvoir problématiques, plutôt que sur le soulagement des symptômes ou l’ajout de solutions positives ne remettant pas en question l’ordre social institutionnalisé. Ainsi, elles se placent dans un horizon de rupture (plutôt qu’en continuité) et d’alternative face à l’ordre social institutionnalisé. Ainsi, elles cherchent moins à « ajouter du nouveau et du positif » dans le monde tel qu’il est, qu’à transformer le statu quo.

Évidemment, la transformation sociale est un processus complexe et multiniveaux. Les organisations n’ont pas besoin d’avoir des objectifs de transformation au niveau macrosocial, ni de proposer un projet alternatif de société, pour être qualifiées d’organisation à visées transformatrices. Elles peuvent agir aux différents niveaux, y compris à un niveau très local et au niveau des relations sociales (comparativement aux institutions dans leur ensemble). En termes d’objectifs, comme l’indique notre définition, il peut « simplement » s’agir de questionner, perturber, résister, ou modifier certains éléments des structures dominantes. À noter que nous parlons « d’organisations », mais nous reconnaissions qu’elles peuvent être plus ou moins formelles dans leurs structures.

À titre d’exemples, nous pouvons citer quelques organisations qui nous paraissent correspondre à cette définition. Le Bâtiment 7, situé dans le quartier de Pointe-Saint-Charles à Montréal, est une initiative citoyenne de réappropriation collective d’un bâtiment abandonné, transformée en centre autogéré par et pour la communauté locale. Né d’une lutte populaire de longue haleine, l’objectif du collectif est désormais de pérenniser une « utopie concrète » (Bloch, 1976) autogestionnaire et solidaire. Solon est un organisme montréalais qui vise à faire avancer la transition socioécologique, en misant plus précisément sur le pouvoir d’agir local des citoyens, c’est-à-dire à renforcer leur capacité à agir ensemble et localement pour rendre leurs milieux de vie plus solidaires et écologiques. Exeko est un organisme qui vise l’inclusion et l’émancipation des populations les plus marginalisées, à travers l’approche de la médiation culturelle et intellectuelle, qui « reconnaît avant tout le potentiel de chacun et chacune à réfléchir, analyser, agir, créer et être partie prenante de la société » (À propos d’Exeko, s.d.). Nous pouvons également citer les écovillages et les communautés intentionnelles qui sont structurées comme des organismes à but non lucratif (OBNL). Le point commun de ces organisations est qu’elles ne cherchent pas seulement à soulager certains symptômes des inégalités sociales, mais se placent en refus et en alternative aux structures de domination qui régissent la société : elles cherchent donc à recréer un pouvoir social (Wright, 2019 ; Durand Folco, 2019) dans les communautés.

En nous basant sur cette définition et ces exemples d’organisations, nous pouvons déduire plusieurs spécificités qui caractérisent les réalités que vivent ces organisations face à leur environnement, comparativement aux autres organisations à vocation sociale.

2.1.    Une complexité inhérente dans la mission et les visées

Même si l’énoncé de mission peut être relativement simple, le projet social de ces organisations, leurs stratégies de changement social et la nature des changements visés (ex. : renforcer le pouvoir d’agir citoyen) portent en eux une complexité inhérente. Leurs stratégies sont souvent multiniveaux : elles doivent combiner des niveaux micro, méso, macro. Les structures de pouvoir qu’elles cherchent à changer sont souvent enchevêtrées les unes dans les autres (Dufort, 2019). Le processus de changement social est un processus de coévolution de différents éléments. (Avelino et coll., 2019)

2.2.    Des effets et impacts plus difficiles à planifier et démontrer

Ces organisations ont une plus grande difficulté à obtenir des preuves d’impact (notamment des preuves d’impact qui correspondent à ce qui est attendu traditionnellement dans le milieu). Cela est lié à la nature des impacts visés, moins facilement « observables » que d’autres types d’impacts, ainsi qu’à la tâche difficile d’établir des relations causales entre les actions de l’organisation et les effets sur la société.

2.3.    Une double dynamique de lutte et de construction d’alternative

Ces organisations s’inscrivent à la fois dans une dynamique de lutte, de rupture (en opposition à une structure existante), mais elles participent également à la construction d’alternatives à cette structure. Elles doivent donc mobiliser ces deux « énergies » différentes, qui appellent souvent à des temporalités différentes (lutter dans le présent, construire dans l’avenir). Elles doivent aussi articuler ces deux discours ensemble ; et démontrer le sens politique de leur action, de leurs projets. Contrairement aux autres organisations sociales, elles doivent rendre explicite la dimension conflictuelle des enjeux sociaux et environnementaux. 

2.4.    Une volonté de construire un pouvoir structurel

Pour être en mesure de progresser vers leurs missions, ces organisations ne cherchent pas seulement à construire leur légitimité et leurs capacités, au sens large, mais particulièrement à construire leur pouvoir structurel, défini de la façon suivante : « la capacité́ des acteurs de façonner les structures » (Campbell & Dufort 2016, 486). Cela appelle à des stratégies particulières pour amplifier le pouvoir structurel de l’organisation au fil du temps, tout en conservant sa « radicalité ».

2.5.    Une recherche de légitimité et de financement particulièrement périlleuse

Tout cela rend le financement plus difficile à obtenir, étant donné que les institutions et les fondations, qu’elles soient publiques ou privées, sont plus réticentes à financer des projets plus « radicaux » ou « politiques » dans leurs volontés de changer le statu quo. Comment obtenir reconnaissance et légitimité de la part des bailleurs de fonds sans adopter les codes « dominants » et se dépolitiser ? Un phénomène qui touche tous les acteurs de l’économie sociale (documenté notamment par Alcaras, Gianfaldoni et Manoury, 2017), mais qui semble particulièrement épineux pour les organisations à visées transformatrices, et qui rend la mise à l’échelle particulièrement périlleuse.

2.6.    Des paradoxes spécifiques

Selon Dufort (2019), les organisations visant la transformation des structures de pouvoir sont confrontées à des paradoxes spécifiques : des paradoxes qui « résultent de l’inscription et du déploiement d’innovations sociales dans, contre et au-delà̀ de diverses structures de pouvoir » (p.45). En d’autres termes, ces paradoxes viennent du fait que les organisations souhaitent « perturber les structures existantes tout en s’inscrivant en leur sein » (p.45). Nous pouvons en déduire quelques-uns :

  1. Alignement et Rupture : vouloir transformer les rapports de pouvoir tout en étant dépendant des pouvoirs en place pour l’obtention de financement. Dans ce cas, il s’agit de naviguer entre la nécessité de s’aligner avec les intentions des pouvoirs en place, et la nécessité d’être en rupture avec les façons de faire traditionnelle.
  2. Rassembler et Déranger: vouloir apporter des solutions qui sont populaires, soutenues, rassembleuses, alors que la mission implique de s’opposer au statu quo, « déranger » l’ordre établi ou les perceptions conventionnelles.

Ces paradoxes sont donc liés à certaines conditions (financement, mobilisation, etc.) pour le renforcement du pouvoir structurel de l’organisation.

2.7.    Une gestion collective et délibérative

Étant donné que leur mission est centrée sur l’émancipation et la démocratisation de l’économie, ces organisations tendent à éviter la reproduction des structures hiérarchiques en leur sein et à privilégier des structures égalitaires. La gestion tend à se faire de manière collective et délibérative, en suivant par exemple les modèles de la sociocratie et l’autogestion (Durand Folco, 2019 ; Lachapelle, 2021).

3.     Hypothèses sur les risques de dérive dans les organisations à visées transformatrices

Avec comme base de réflexion les éléments ci-dessus, nous allons maintenant nous questionner sur les implications de ces spécificités en ce qui concerne les risques de dérive de mission. Dans quelle mesure les organisations à visées transformatrices vivent-elles différemment les risques de dérive de mission, comparativement aux autres organisations ? Nous commençons par étayer les arguments soulignant des risques de dérive plus élevés, puis nous aborderons les arguments soulignant des risques de dérive moindres, par rapport aux organisations sociales traditionnelles (à visées non transformatrices).

3.1.    Éléments indiquant des risques de dérive plus élevés

En raison de la complexité (de la mission, des visées, des stratégies et des impacts) décrite ci-dessus, on peut émettre l’hypothèse que le risque est plus élevé qu’il y ait un certain « flou » et des incertitudes concernant le chemin à prendre, rendant plus difficiles l’alignement interne et la mobilisation externe.

Cette complexité peut aussi entraîner un risque plus élevé de se « perdre » dans un projet précis ou une thématique d’action précise tandis que l’on tente de progresser vers l’objectif ultime. Par exemple, une organisation dont la mission est de renforcer le pouvoir d’agir local des citoyens en matière de transition socio-écologique, peut se « perdre » en allouant toute son attention dans un projet de partage de véhicules entre voisins. On en déduit un risque plus élevé de perte de cohérence entre les moyens et les fins, ce qui est un signe de dérive (Bromley et coll., 2012)

Toujours liée à cette complexité, il y a vraisemblablement, dans ces organisations, une plus grande nécessité à composer avec des motivations et intérêts multiples chez les parties prenantes impliquées dans le projet, qui peuvent parfois être non alignées, voire antagonistes. Il s’agit là d’un facteur aggravant le risque de dérive, selon Maisonnasse (2019).

Ensuite, en raison des paradoxes propres à la lutte « dans, contre et au-delà » des structures dominantes, ces organisations doivent jouer le jeu délicat d’être subversif tout en allant chercher de la légitimité pour déployer leurs actions. On peut déduire qu’elles seront vraisemblablement plus exposées au risque de conflits entre les objectifs formels et informels de l’organisation, ce qui constitue une forme de découplage. Au fur et à mesure que l’organisation grandit, le risque de découplage s’accentue. Il y a également le risque que l’organisation finisse par atténuer ou tamiser la dimension politique de son action, ce qui correspond pourtant à leur principal levier de transformation sociale.

Étant donné cet exercice d’équilibrisme entre subversion et légitimation, et étant donné ce fort sens politique, les pressions isomorphiques que peuvent subir ces organisations mènent probablement à une plus grande mise en tension (et en contradiction) à l’interne : l’équilibre est plus dur à trouver, les adaptations sont vécues comme des échecs, les compromis semblent trop déchirants. Cela peut mener à des divisions au sein de l’équipe, voire à des départs groupés. Il peut en résulter un certain découragement concernant les objectifs les plus transformateurs, voire un abandon de ces objectifs, pour se recentrer vers des objectifs jugés plus réalistes ou pragmatiques. Cela constituerait une dérive si cela dénature le projet social original de l’organisation (Rothschild et coll., 2016).

Enfin, étant donné l’ambition transformatrice voire émancipatrice de leurs actions, ces organisations risquent fort probablement de générer des effets sociaux contradictoires (Dufort, 2019) simultanément (par exemple, transformer certaines logiques dominantes, mais en reproduire d’autres, comme la marchandisation ou l’individualisme). C’est un risque de dérive uniquement car leur mission est plus « ambitieuse » en termes d’objectif de transformation, comparativement à d’autres organisations sociales traditionnelles.

3.2.    Éléments indiquant des risques de dérive moindres

Premièrement, ces organisations ayant une pensée plus systémique au niveau de leur mission, on peut penser qu’elles perçoivent également leurs pratiques organisationnelles de façon plus systémique, c’est-à-dire sous l’angle de la cohérence stratégique et sous l’angle du renforcement mutuel des pratiques. Cela semble une capacité réflexive clé pour résister à la dérive de mission.

Deuxièmement, leur ancrage dans une lutte sociale leur apporte une forte clarté et fort un engagement sur plusieurs éléments importants pour résister à la dérive de mission : le « pourquoi » et le sens collectif ; les valeurs de l’organisation ; l’identité de l’organisation ; les barrières et les pièges à éviter ; les alliances à créer, les personnes avec qui s’entourer. Face aux pressions isomorphiques, on peut penser que ces organisations ont un plus grand questionnement et une plus grande résistance à adopter des pratiques issues de l’idéologie gestionnaire de l’entreprise classique.

Enfin, leurs capacités délibératives leur permettent probablement de mieux « voir arriver » les différentes formes de dérive de mission, de les considérer sérieusement et d’y répondre collectivement de façon créative.

À la lecture de l’ensemble de ces éléments, on peut supposer que ce sont surtout les tensions internes qui sont plus fortes (et potentiellement davantage « fatales » pour la survie de l’organisation) plutôt que les risques de dérive, qui eux sont tout de même protégés par certaines « forces » propres aux organisations à visées transformatrices. Nous pouvons faire l’hypothèse que ces organisations sont plus exposées aux contradictions, mais qu’elles sont aussi particulièrement conscientes et préoccupées par ces contradictions. En effet, le travail de transformation sociale est lui-même particulièrement complexe et implique une remise en question permanente.

4.     Hypothèses sur les stratégies « anti-dérive » dans les organisations à visées transformatrices

Maintenant que nous avons vu les risques spécifiques, nous pouvons nous poser la question suivante : dans quelle mesure ces spécificités appellent-elles à des stratégies « anti-dérive » particulières ? Comment peuvent-elles résister à l’atténuation de leurs visées transformatrices ?

D’abord, il est important de mentionner que ce type d’organisation semble être particulièrement bien outillé sur certains mécanismes « anti-dérive » répertoriés dans notre revue de littérature, notamment en ce qui concerne les capacités délibératives, l’engagement envers les valeurs fondatrices, ainsi que la « mise en perspective et en débat ».

Dans le tableau ci-dessous, nous répertorions des pistes supplémentaires à explorer pour répondre aux risques de dérive propres aux organisations à visées transformatrices.

Tableau 1 — Pistes de solution à explorer

Deux difficultés communes et partagées avec les autres organisations sociales en général concernent la dépendance aux subventions et les pressions à l’hybridation des ressources. Ces aspects sont potentiellement source de dérive de mission : les bailleurs de fonds ne souhaitent pas réellement soutenir la transformation des structures de pouvoir, et/ou qui sont dans une logique de contrôle ; l’hybridation des ressources entraîne des logiques de marchandisation. Face à cela, une des stratégies clés est la recherche de dons citoyens (individuels ou de groupes) ou de subventions qui ne viennent pas avec de conditions précises ni d’exigence d’atténuer la dimension « politique » du projet. L’exemple des giving circles reste donc tout à fait pertinent pour les organisations à visées transformatrices. En parallèle, elles peuvent mener un travail de plaidoyer pour changer le milieu philanthropique de l’intérieur, en poussant pour un financement flexible et une relation philanthropique basée sur la confiance plutôt que le contrôle.

Conclusion et pistes de recherches futures

À travers cet exercice, nous avons pu mettre en perspective les spécificités des organisations à visées transformatrices comparativement aux organisations sociales en général, dans l’optique de mieux comprendre et résister aux risques de dérive de mission.  

Quatre grandes spécificités se sont dégagées de notre analyse : la complexité des stratégies et des impacts ; le double dynamique de lutte et de construction d’alternatives ; les paradoxes dans la consolidation du pouvoir structurel ; la gestion collective et délibérative.

Ce travail exploratoire a permis de faire apparaître un certain nombre d’hypothèses sur deux volets : les façons dont les risques de dérive de mission s’expriment différemment chez ces organisations ; et les stratégies « anti-dérive » qui seraient particulièrement pertinentes pour elles. 

Concernant les risques, les hypothèses concernent surtout un risque élevé de « se perdre » dans la navigation entre les moyens et les fins ; ainsi que l’émergence de nombreuses contradictions, qui s’accentuent avec la mise à l’échelle. À terme, c’est l’atténuation de la dimension politique et plafonnement du pouvoir structurel qui est à risque. Si tensions et contradictions semblent caractériser le quotidien de ces organisations, elles semblent être dotées de fortes capacités à se « rattacher » à des boussoles partagées et à discuter collectivement de ces contradictions.

Concernant les stratégies, le fil conducteur semble être l’humilité organisationnelle, la patience et la cohérence. Cela dit, comme pour toutes les organisations sociales, une des clés réside dans l’alignement entre la source de financement et la mission sociale : un alignement particulièrement délicat ici.

Ces hypothèses pourraient servir de point de départ à de futures recherches théoriques ou empiriques, dans le but de vérifier leur validité ou d’en approfondir les contours. Par exemple, les hypothèses concernant les risques de dérive pourraient servir de grille d’observation lors d’une étude terrain auprès d’un groupe test composé d’organisations à visées transformatrices. Il s’agirait alors d’observer dans quelle mesure ces tensions et ces risques sont présents, significatifs, nommés et discutés. Il pourrait également être intéressant de comparer ces résultats auprès d’organisations qui ne se situent pas dans cette catégorie, afin d’affiner l’analyse de la dimension commune et de la dimension spécifique aux organisations à visées transformatrices.

 

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[1] Définition originale : « We conceptualise transformative social innovation (TSI) as social innovation that challenges, alters or replaces dominant institutions in the social context » (Avelino et coll., 2019, p.196). Dans la traduction, le terme « structures » a été privilégié au terme « institutions », étant donné que les auteurs attribuent à ce dernier un sens très large qui inclut les structures sociales, culturelles, législatives et techniques.

[2] « distributed leadership […] is understood as a shared activity, open to contestation, change and reinterpretation. » (Diefenbach, 2019, p. 551)

Axes de recherche :
Gestion démocratique